L'École supérieure de guerre dans les années 1936-1939 par le colonel SCHNEIDER



Les années trente furent marquées par une véritable stagnation de la pensée militaire française officielle. Et l'École supérieure de guerre appliquait alors une doctrine en partie dépassée par l'évolution technique en cours. Et pourtant - et c'est là ce qu'on pourrait appeler le « paradoxe de la 58e promotion » - la formation reçue ici allait nous préparer remarquablement à nos futures fonctions d'état-major.

Une doctrine générale en partie dépassée

Incontestablement, les défaites, plus que les victoires, incitent à cette bénéfique révision des doctrines qui devrait être le souci dominant et constant des grands responsables militaires. C'est ainsi que, dans la Prusse vaincue par Napoléon, naquit cette remarquable école allemande illustrée par BERENHORST, SCHARNHOST, LOSSAU, RÜHLE VON LILIENSTERN, avant d'atteindre les sommets de la « philosophie de la guerre » avec CLAUSEWITZ. De même c'est la défaite de 1871, qui suscita, ici même, ce magnifique renouveau de la pensée militaire française dont FOCH fut l'un des artisans.

 

Les victoires, par contre, ont souvent l'inconvénient de conférer aux doctrines couronnées de succès la valeur et la pérennité d'un véritable dogme. Il en fut ainsi au lendemain de 1918 et le maréchal JUIN a dépeint cette erreur : « On ressassa les méthodes et procédés, fruits d'une longue expérience et auxquels on gardera une foi aveugle. »

 

C'est donc cette ambiance qu'allait connaître la 58e promotion. Par ailleurs, la France, impressionnée par le réarmement allemand et trop souvent abandonnée par son allié britannique, notamment lors de la réoccupation militaire de la Rhénanie en 1936, poursuivait la construction de la ligne Maginot. D'où une certaine mentalité défensive qui se reflétait dans l'ouvrage Une invasion est-elle encore possible ? question à laquelle l'auteur répondait par la négative.

 

A vrai dire, les trois milliards qu'allait coûter la ligne Maginot n'auraient pas permis les crédits supplémentaires nécessités par le corps mécanisé de cent mille hommes que réclamait le colonel DE GAULLE.

 

Et pourtant, en France et à l'étranger, des auteurs notoires aux vues d'avant-garde avaient défini des doctrines nouvelles, modernes, basées sur l'emploi massif de l'arme blindée. Par exemple, le général ESTIENNE, le « père du char français », dans une conférence de 1921, à Bruxelles, avait déclaré : « Réfléchissez, messieurs, au formidable avantage que prendraient sur les lourdes armées du passé cent mille hommes capables de couvrir 80 kilomètres en une nuit avec armes et bagages dans une direction quelconque et à tout moment. Il suffira pour cela de quatre-vingt mille camions et quatre mille chars... montés par une troupe de choc de cent mille hommes... Poursuivi, les chars dans les reins, l'ennemi... est défait comme au soir de Cannes ou d'Iéna. Et, quelques jours plus tard, complétés en personnel, en chars, en munitions, en essence, nos cent mille hommes se retrouvent prêts à porter un nouveau coup à 100 kilomètres de là. »

 

Et le général ESTIENNE, au début des années trente, allait compléter sa doctrine : « L'artillerie d'assaut est à mon avis une arme indépendante, sans la moindre analogie avec l'infanterie, dont elle diffère essentiellement en paix aussi bien qu'en guerre..., par ses procédés de combat, par son armement et son organisation... »

 

Il prévoyait même une « collaboration féconde » entre l'aviation et les chars, les deux armes, disait-il, « se complètent admirablement dans la couverture des frontières, dans la reconnaissance, dans les raids et la poursuite... »

 

De même, l'ancien général autrichien EIMANNSBERGER, dans son ouvrage Der Kampfwagenkrieg (la guerre des chars) aux éditions Lehmanns, en 1934, avait, lui aussi, fait connaître des vues analogues. Et la Kampfwagendivision qu'il suggérait ressemblait à la future Panzerdivision allemande, avec en plus quarante-cinq avions organiques.

 

En Grande-Bretagne, le général FULLER et l'écrivain militaire LIDDELL HART avaient publié leurs doctrines en la matière, mais ils avaient été peu écoutés dans leur pays. Cependant, la première brigade blindée anglaise, la première du monde, avait été mise sur pied en 1927.

 

Et c'est surtout l'Allemagne qui, peu à peu, allait construire sa Panzerwaffe. A vrai dire, celle-ci avait débuté dans la fameuse « école des chars de Kazan », dès les années vingt. Et les instructeurs allemands, non seulement envisageaient alors déjà l'emploi massif des blindés, mais ils avaient fait partager leurs vues en la matière à leurs camarades soviétiques. Temporairement du moins, car, par suite d'une fausse interprétation des leçons de la guerre d'Espagne, les Russes allaient revenir à la thèse française de l'emploi des chars en appui de l'infanterie.

 

Mais deux techniciens allemands surtout, les futurs généraux GUDERIAN et NEHRING, devenaient les grands champions du futur Blitzkrieg. En France, le colonel DE GAULLE, en 1934, publiait son ouvrage Vers l'armée de métier. Et le colonel NEHRING sera heureux de le citer. Ce qui le dispensera de faire état de certaines décisions allemandes déjà prises, mais qu'il ne convenait pas encore de mentionner publiquement.

 

En somme, longtemps avant notre entrée à l'École de guerre, toute une littérature se rapportant à l'emploi stratégique de masses de chars avait été publiée. Or, nous ne devions jamais entendre parler, par nos professeurs, des auteurs en cause. La France, donc l'École supérieure de guerre, appliquait les doctrines de 1918. C'étaient elles qui étaient prônées dans nos règlements et dans les documents officiels. Et pourtant leur caractère dépassé, leur extrême prudence, leur perfectionnisme, la concentration excessive de la conduite des opérations aux niveaux supérieurs n'échappaient pas à certains commentateurs étrangers. Dans le Militärwochenblatt du 9 avril 1937, on pouvait lire sous le titre Die Taktik der franzosischen Armée : « La prudence tactique, qui est la caractéristique de la conception française, est en opposition avec l'audace stratégique exigée pour la conduite des opérations... une rigoureuse centralisation du commandement est jugée nécessaire... Les opérations sont divisées en phases différentes, définies avec grande prudence, mais elles seront puissantes... »

 

Et dans le même Militärwochenblatt, mais à la date du 25 février 1938, il était dit : « La tactique française est caractérisée par une systématisation qui veut tout prévoir et tenir compte de toutes les éventualités dans les plus petits détails... Cette façon de faire exige inévitablement de longs délais et conduit les échelons supérieurs à s'immiscer souvent dans le domaine des échelons inférieurs... »

 

Voici donc les méthodes, celles de 1918, que nous appliquions à l'École, où nous ignorions tout du potentiel Blitzkrieg, médité alors par le haut commandement allemand et dont d'ailleurs la France n'avait pas les moyens ou du moins l'outil essentiel, les divisions blindées comparables à celles de la Wehrmacht.

 

Et puis, la doctrine officielle était appliquée de manière rigide. La « solution-école » nous était chaque fois imposée et, de la part de certains instructeurs tout au moins, nos objections n'étaient guère prises en considération, surtout celles des plus jeunes stagiaires. Tout se passait comme si ceux-ci devaient se faire pardonner d'avoir été admis à l'École à l'âge de trente ans. En somme il existait en quelque sorte comme un conflit des générations entre certains professeurs, brillants combattants de 1914-1918, et leurs élèves sans expérience de guerre, voire même sans grande durée de service comme officiers.

 

A vrai dire, dans nos discussions entre camarades, nous reprenions le débat et il est amusant de relire les notes qui marquaient alors nos positions personnelles. Par exemple, pour l'opération la plus sophistiquée de nos deux années, la manœuvre en retraite, une notice retrouvée affirme, avec l'esprit catégorique qui nous caractérisait alors : « La manœuvre en retraite, telle qu'elle était envisagée dans nos derniers exercices, serait, dans la réalité, sans doute impossible - car on ne disposera généralement pas des moyens excessifs qu'elle nécessiterait - ou inutile, car des destructions importantes la rendraient superflue. Les Allemands, grâce aux leurs, lors de l'opération Albéric de 1917, n'avaient-ils pas empêché les alliés de progresser de plus de 5 à 6 kilomètres par jour, sans par ailleurs leur opposer la moindre manœuvre de retardement ? Alors, pourquoi n'avoir pas recours aux destructions ? Pourquoi ne pas tenter de gagner ensuite du temps sur la ligne de contact, avant d'entreprendre un large repli ? »

 

Ces remarques sont fournies à titre tout à fait indicatif, afin de donner une idée du régime de l'École. A vrai dire, ce dernier n'était pas aussi tyrannique que le laissent supposer certains récits publiés au lendemain de la guerre. De toute manière nous conservions entièrement, ne fût-ce qu'en raison de notre formation antérieure, dans les grandes écoles militaires ou non, dans l'Université, notre esprit critique. Et sortis de l'ESG, nous allions encore être capables d'apporter éventuellement à nos chefs ce minimum d'opposition respectueuse sans laquelle l'exercice du commandement devient parfois impossible.

 

Et puis, l'École avait des côtés bien positifs et nous y avons fait malgré tout, un excellent apprentissage du métier d'état-major.


Le « bon apprentissage »

Le reproche de « perfectionnisme », formulé par les auteurs allemands cités et qui rejoignait nos propres critiques, s'appliquait bien aux méthodes et procédés enseignés ici. Il est probable que jamais n'avaient été mises en œuvre à l'École des opérations aussi compliquées, aussi savantes.

 

Mais qui peut le plus, peut le moins. Et lorsque nous aurons, par la suite, à pratiquer le « concurrent planning » à un niveau élevé, avec nos camarades américains, nous serons parfaitement à l'aise pour ce travail.

 

Et, tout compte fait, l'armée française allait entrer en guerre avec de bons états-majors, grâce aux anciens stagiaires de cette école, complétés par des ORSEM, eux aussi bien instruits ici.

 

Tout au contraire, les grands chefs de la Wehrmacht se ressentaient alors de la longue interruption des cours de la Kriegsakademie. Car tous les efforts du général VON SEECKT, l'obligation de la Wehrkreisprüfung et un stage dans un état-major, ne remplaçaient pas entièrement l'enseignement, théorique et pratique, d'une véritable école de guerre.

 

Par ailleurs, nos contacts avec les commandements britanniques en 1939-1940, puis avec nos collègues américains allaient nous permettre de constater que notre formation avait été bonne. Même basé sur une doctrine ancienne et perfectionnée à outrance, l'enseignement technique de l'École avait été efficace.

 

Et d'ailleurs, tout n'était pas périmé dans les méthodes et procédés appliqués. Après tout, la seconde guerre mondiale n'a pas été une constante et victorieuse progression des blindés. Dès El Alamein, le futur maréchal MONTGOMERY mettait en œuvre une heureuse combinaison de la guerre-éclair et des méthodes de 1914-1918.

 

Il en fut de même pendant la campagne d'Italie, où le Monte Cassino fut enlevé, sans chars, par des troupes de montagne polonaises. Et les Marocains du général JUIN mirent en œuvre des opérations souvent classiques.

 

Et dans son Histoire de la seconde guerre mondiale LIDDELL HART constate que, lors de la grande bataille de Koursk, « le rythme accéléré de l'offensive soviétique était semblable à celui employé par le maréchal Foch en 1918.. ».

 

Puis l'auteur évoque cette offensive française « avec ses alternances d'attaques en différents points, chacune momentanément interrompue à l'instant où son élan diminuait, face à une résistance croissante... En 1918, cette méthode avait amené les Allemands à dépêcher des réserves aux points qui étaient attaqués, en réduisant simultanément leurs possibilités d'en envoyer à temps aux points qui allaient être attaqués ensuite... Un quart de siècle plus tard, les Russes reprenaient cette méthode... »

 

En somme, la méthode qu'on nous avait demandé d'appliquer n'était pas si mauvaise. Et, après tout, si, au lieu de quelques canons de 25 par bataillon, l'armée française en avait possédé deux cents par division, la guerre-éclair de 1940 n'aurait peut-être pas eu le succès escompté...

 

Bref, il eût suffi, pour rendre notre formation parfaite, de la compléter par quelques vues sur les auteurs français et étrangers évoqués en tête de notre exposé.

 

Et puis, il y avait, à l’École, deux branches d'enseignement parfaitement remarquables. D'abord, les conférences d'information générale, dans lesquelles des maîtres exceptionnels, tels le futur académicien SIEGFRIED et M. BAUMGARTNER, déjà alors un grand commis de l'État, nous familiarisaient avec les grands problèmes politiques, économiques et sociaux du moment.

 

Quant au cours d'histoire militaire, il était d'une haute qualité. Nous avons donc gardé une profonde reconnaissance, notamment aux commandants HAUTCOEUR et MOREIGNE, pour leurs exposés en salle ou sur le terrain. Nous vivions littéralement les situations évoquées, présentées avec une documentation qui faisait ressortir avec force toute l'importance du facteur humain à la guerre. C'était digne de FOCH ou d'ARDANT DU PICQ...

 

Et pour compléter notre image de l'École des années 1936-1939, nous mentionnerons aussi cette magnifique annexe de I'ESG, l'École des officiers de réserve du service d’état-major, que nous eûmes, quelques-uns d'entre nous, l'immense privilège de pratiquer comme instructeurs, à notre sortie d'ici. Quelle expérience passionnante que ce contact avec cette élite d'officiers de réserve recrutés parmi les cadres, supérieurs surtout, de l'Économie, de l'Administration et de l'Université...

 

D'autant plus que le régime des cours était parfaitement libéral, avec l'accord d'ailleurs de certains de nos anciens instructeurs, devenus les dirigeants supérieurs de cet enseignement annexe, et qui admettaient très volontiers ici une liberté de discussion que nous n'avions guère connue à la maison mère.

 

Nous avons donc gardé un excellent souvenir de ces ORSEM, dont nous avons retrouvé quelques-uns avec une grande satisfaction dans les états-majors de 1939-1940 et dans ceux de la 1re armée. Et nous nous rappelons encore, avec émotion, les discussions, animées et détendues à la fois, qui précédaient chaque fois l'application de la « décision » prévue. Car ces cours avaient l'immense avantage de mettre en présence des cadres de formations variées et qui, dans leurs activités civiles, appliquaient des méthodes différentes qu'il était bénéfique de mettre en parallèle. D'où des expériences particulièrement intéressantes. Par exemple, il nous est arrivé, pour le déplacement d'une division, de voir certains de nos auditeurs mettre en œuvre des procédés personnels et nous fournir des travaux munis de tableaux à double entrée, de formules, voire d'instruments de mesure originaux. D'où une discussion générale amusante, au terme de laquelle il fut conclu que, tout compte fait, la méthode officielle était incontestablement la meilleure. C'était d'ailleurs celle des Chemins de fer français et peut-être avait-elle été introduite dans l'état-major par... un ORSEM particulièrement qualifié...

 

Tels sont les souvenirs que peut évoquer, quarante ans après sa sortie de l'École, un stagiaire de la 58e promotion. Certes, en raison de leur caractère essentiellement personnel il y a peut-être lieu de leur affecter un coefficient inférieur à l'unité.

 

Mais tous les camarades seront d'accord pour reconnaître que la doctrine qui nous était enseignée ici n'était pas entièrement mise à jour et ils regretteront que notre académie militaire ait alors cessé d'être cette magnifique tribune qu'elle avait été dans le passé.

 

A vrai dire, elle semble bien - le général LAURIER  l'a annoncé à ses auditeurs ­retrouver sa double mission d'autrefois : celle d'une rigoureuse application de la doctrine du moment, mais aussi celle d'une recherche constante, basée sur la prospective.

 

Et cette deuxième fonction prend une valeur toute particulière à une époque où les enseignements de la guerre du Kippour et l'extraordinaire efficacité des armes « anti » de toutes catégories doivent nous inciter - et ont déjà incité divers auteurs français et étrangers — à envisager une grande réforme des structures et des méthodes de nos forces conventionnelles.

 

De notre temps, l'École se contentait d'être une magnifique école d'application. A ce point de vue du moins, elle a remarquablement rempli sa mission. Et nos anciens, devenus les prestigieux chefs des campagnes d'Italie et de France, ont trouvé en nous des officiers d'état-major capables d'appliquer toutes doctrines. Bien mieux, certains d'entre nous, appelés à collaborer, au niveau stratégique, avec des collèges américains, ont reconnu, certes, la remarquable compétence de ceux-ci, chacun dans sa branche. Mais nous avons apprécié alors à sa juste valeur tout l'avantage de notre propre formation, plus générale, reçue notamment à l'École de guerre.

 

Dans ces conditions, et en dépit de toutes les critiques formulées à l'égard de notre académie nationale, nous sommes heureux, aujourd'hui, d'exprimer à celle-ci toute notre gratitude. Et c'est sur cet hommage ému que nous terminerons notre modeste exposé.


Réf. Centenaire de l’École supérieure de guerre 1876-1976 - actes du colloque (1976) p. 137-141.


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