5 - Rythme général du travail.

Des quelques considérations qui précèdent, il ne faudrait pas déduire que l’enseignement donné à l'École était mauvais ou mal adapté. Professeurs et instructeurs, et il n'y avait pas d'insuffisances, s'ingéniaient à le rendre intéressant et à rechercher dans leur propre expérience et les évènements les plus récents, les éléments d'une doctrine. Où et comment s'élaborait cette doctrine? Cela, nous ne l'avons jamais su et les professeurs interrogés par la suite m'ont toujours déclaré qu'ils n'en savaient rien, eux non plus. Tout ce que l'on peut dire c'est qu'il y avait une méthodologie unique pour traiter les divers problèmes (Mission, Ennemi, Terrain, Moyens, Décision), une certaine uniformité de langue et de présentation et pas trop de contradictions apparente entre les différents cours. D'ailleurs, l'École de Guerre n'a jamais été, à ma connaissance, chargée d’établir la doctrine, sans cela la ligne dite Maginot n'aurait jamais été construite, du moins telle qu'elle le fut, car nos instructeurs et nous-mêmes sentions ce qui nous manquait : Précisément, cette doctrine et surtout un chef pour coordonner les diverses tendances et décider en dernier ressort. Quoiqu'il en soit, le rythme du travail réparti entre les amphis, les cours, les travaux en salle ou sur le terrain, les voyages, ne laissait aucun répit. Les séances d'équitation avaient lieu le matin à 7 heures d'abord au manège, puis à l’extérieur, c’est-à-dire au Bois de Boulogne, à partir du printemps ; les cours de langue suivaient de 9 heures à 10h15, puis l'amphi principal de la journée de 10h30 à midi (cours ou conférence). L'après-midi, à partir de 14 heures, avaient lieu les exercices sur la carte dans les baraques en bois (appelées le PC des Alliés), primitives, mal commodes et mal chauffées, installées dans les cours de l'École, là où ont été construits maintenant des mess confortables ou des salles d'amphis. A ces exercices assistaient, à titre d'auditeurs libres, les élèves de l'École de l’intendance qui reprenaient chez eux sur le même thème, ainsi que les médecins, les questions de 4e bureau. Au moins deux fois par mois ces exercices étaient complétés par des exercices sur le terrain, généralement au nord-est de Paris, où nous emmenaient des autobus de la RATP. Tout cela durait jusqu'à 18 heures. A peine disposions-nous de un ou deux après-midi par semaine pour exécuter chez nous les redoutables et minutieux travaux à domicile, ou étudier les thèmes tactiques proposés. Il restait les soirées et elles étaient toutes employées souvent jusqu’à 2 et 3 heures du matin. Les épouses de ceux d'entre nous qui s'étaient imaginées que les deux années de Paris devaient leur permettre de profiter des spectacles et sorties diverses de la capitale furent amèrement déçues. Elles assistèrent à des travaux de forçats et même y prirent part, non seulement assemblant et collant les cartes mais aussi les renseignant aux crayons de couleur et la tradition s’en est certainement continuée. Pauvres épouses de brevetés ; elles méritent qu'on leur rende justice, car souvent la situation matérielle n'était pas brillante et leurs soucis de maitresse de maison étaient immenses. Il restait peu de temps pour discuter entre nous ou pour se réunir. Tout au plus avaient lieu de temps à autre des colloques à 3 ou 4, au Tourville, ou à la Bière Brune pour préciser un point de détail ou aider un camarade en difficulté. Certains travaillaient par groupes, le chef de groupe imposant sa solution et exigeant la collaboration de tous les camarades du groupe. C'était à l'époque, une forme assez peu prisée de la direction de l'École. Dans l'ensemble, les travaux étaient exécutés individuellement ; un camarade avait l'habitude de préparer deux travaux et remettait celui dont la solution, après les consultations du dernier moment, semblait réunir la majorité. Les travaux étaient rendus après une correction très soignée et servaient, avec les notes d'interrogation au cours des exercices tactiques à établir le classement. Tout était noté, la tenue, l’assiduité, mais il était tout de même permis d'être malade, et il est bien certain que ces deux années, que personne ne regrette, représentaient un effort considérable ne fut-ce qu'au point de vue physique. « Travail d'enfer », disait le prince AAGE de Danemark, de la 48e promotion. « Je ne connais que deux catégories de gens qui travaillent à Paris en ce moment : les officiers de l’École de guerre et les internes des hôpitaux » disait M. Paul BOYER, administrateur de l'École des Langues orientales vivantes. A une époque où tout le monde se réjouissait au son des rengaines « Amusons-nous comme des fous » ou « Tout va très bien. Madame la Marquise », cet entraînement au travail était plus que méritoire. Ce malaxage, qui excluait toute précipitation et n'admettait aucun répit, aucun retard, mais soulignait les erreurs de méthode, les mauvais dosages, les fâcheuses digressions, avait au moins pour résultat de confirmer les stagiaires dans les diverses études qui leur furent soumises, de leur donner confiance, de leur apprendre à réfléchir, à constituer et à utiliser une documentation sur les questions les plus différentes, en tirer les arguments nécessaires pour aboutir à une conclusion logique et exploitable immédiatement. Pour ma part, je suis infiniment reconnaissant à l'École de m'avoir laissé mon indépendance de pensée, tout en me permettant au cours des divers métiers que j’ai exercé depuis, de traiter méthodiquement les questions qui m'ont été soumises, comme chef des services économiques à Berlin en particulier.

 

Deux fois par an nous fûmes reçus par les chefs de cours qui nous firent part de nos faiblesses ou de nos « bons points » et encouragés dans le sens des nouveaux efforts à fournir.

 

A la fin de chaque année, ce fut le tour du Général, qui nous confirma les appréciations de nos professeurs et nous mit au courant des résultats de nos travaux. Le général HERING aurait voulu que l'on supprimât le classement qui, disait-il, faussait tout. Il est certain que la perspective du légendaire classement en trois tiers agissait plutôt comme facteur négatif, en ce qui concerne la recherche de la personnalité chez le stagiaire.

 

La légende voulait aussi que les futurs commandants de corps d'armée fussent choisis dès la fin de la 1re année. Mais recherchait-on tant que cela les personnalités ? Grammatici certant ...


6 - Installation matérielle.

a) Traitements et indemnités.

 

Les préoccupations matérielles n'étaient pas exclues du train normal de la vie quotidienne tout au moins pour les stagiaires mariés.

 

Les traitements étaient ce qu'ils sont toujours, c'est-à-dire médiocres. Les indemnités, dites de Paris, étaient nettement insuffisantes pour faire vivre décemment un ménage de professeur ou de stagiaire. Le commandement avait bien essayé de faire attribuer une indemnité dite technique ; aussitôt les intendants, les contrôleurs avaient réclamé la même faveur et l'insuccès avait été complet. On a prétendu que l'indemnité de 100 NF par an, versée aux brevetés observateurs en avion avait été instituée pour combler en partie le déficit dans les budgets. C'était une méchanceté toute gratuite qui mettait en position d'humiliation un certain nombre de ceux qui avaient été volontaires pour passer le brevet. On a parlé à l'époque dans la presse de stagiaires obligés de laver des voitures la nuit pour faire vivre leur famille. Hier encore (Paris-Presse du 30 avril 1959) a ressorti le même cliché. La chose est possible : rien n'en a jamais transpiré.

 

Bien entendu il n'était pas question, à l'époque, de sécurité sociale ni d'allocations familiales. Il y avait un mess qui fonctionnait à l'École militaire pour les officiers de la garnison. Il portait le nom de « Haricot populaire » et était impraticable. Le Cercle de la place Saint-Augustin n'était pas encore construit, et il n'était pas question d'aller à l'ancien Cercle de l'avenue de l'Opéra. Nous prenions nos repas chez GANGLOFF ou les gargotes qui entourent l'École militaire. C'était un premier déclassement.

 

b) Logement.

 

Ce qui était plus grave, c'était la question logement qui déjà se faisait cruellement sentir. En 1905, un officier, guerre ou marine, reçu à l'École de Guerre choisissait son quartier, généralement les nouvelles avenues rayonnant autour des Invalides, ou dans le VIe et VIIe. Dès 1925, ce n'était plus possible, par suite de la crise des logements et du prix des loyers noirs. Il avait fallu se rabattre sur le XIVe et le XVe, en particulier la Porte de Versailles, l'avenue Émile-Zola, la rue de la Convention ou la périphérie, Versailles ou la banlieue, Clichy, Levallois, Boulogne, Vincennes. Pour les ménages les plus fortunés, les nouvelles constructions de l'avenue de La Bourdonnais ou du Champ de Mars offraient quelques possibilités. Les officiers étrangers disposaient en général de frais suffisants de mission pour se loger pas très loin de l'École ou racheter les mobiliers moyennant le paiement de tarifs scandaleux de reprises. Certains célibataires vivaient dans des pensions de famille ou en phalanstères, comme les Grecs.

 

Il y a eu là une grande carence du gouvernement et du commandement de l’époque, d'avoir laissé vendre par les Domaines les terrains des anciennes casernes et des anciens manèges de l’École militaire ou d’y avoir laissé construire des immenses bâtisses du ministère du Travail, ou de l’UNESCO, plutôt que d’y installer un quartier d’habitations militaires.

 

c) Dépenses diverses. Réceptions.

 

La tenue devait être non seulement correcte, mais impeccable. Elle était exigée pour toutes les séances prévues au programme de l'École. Il n'y eut lamais de dérogations à cette règle et la tradition ne semble pas avoir été perdue. Mais c'était une source de dépenses hélas non négligeables et les changements d'armes étaient pénibles pour les budgets. Il est anormal de constater que le commandement n'avait pas été capable de constituer une sorte de coopérative militaire, genre Army and Navy, susceptible de fournir aux officiers des uniformes convenables, bien coupés et en bonne étoffe, des chaussures et des bottes de modèle courant et les fournitures indispensables (tentes, matériel de rampement, conserves, denrées, etc...). Toutes les tentatives faites en ce sens avaient échoué, même à l'armée du Rhin par suite, disait-on, de la mauvaise volonté des intendants et des interventions parlementaires en faveur des tailleurs et bottiers. Aussi la hausse du prix de la vie ressentie dans les budgets d'officiers, surtout à partir de 1924, ne correspondait plus aux traitements et indemnités et la suppression de l'ordonnance n'était pas couverte par l'indemnité dite de femme de ménage.

 

Un séjour à Paris de deux ans et demi correspondait à un prélèvement net sur les ressources de l'officier de 30.000 à 40.000 francs de l'époque, soit 1 million, 1,5 million de 1959. Bien des candidats à l'École de Guerre durent renoncer devant ces perspectives. De nombreux officiers de valeur, sollicités de venir y professer des cours, durent refuser leur affectation à Paris, faute de moyens suffisants. Mais il n'était pas de bon ton à l'époque d'agiter ces questions.

 

Dans ces conditions, il ne pouvait s'agir d'organiser des dîners ou des réceptions entre nous. Quelques cocktails et ce fut tout.

 

Le général HERING nous reçut chez lui ainsi que Mme HERING, dans sa villa de Neuilly et le général DUFFOUR un jour à l'École dans un salon du 1er étage. Contrairement à ce qui se passait en 1905, où les officiers de marine en stage à l'École de guerre navale étaient reçus avec leurs femmes aux réceptions de l'Élysée nous ne fûmes jamais invités, pas plus d'ailleurs que nos professeurs.


7 - Voyages d'armes et de frontières.

a) Voyages d'armes.

 

Le régime de l'École était très libéral. A partir du printemps, les dates de remise des travaux étant fixées, l'emploi du temps nous donnait rendez-vous un certain jour à la mairie ou à la gare de X... à 14 heures pour prendre part à un voyage d'arme, ou à un tir d'ensemble d'une artillerie divisionnaire renforcée (séjour au camp d’Haguenau par exemple). Dans l'intervalle, les stagiaires étaient libres d'organiser leur emploi du temps comme ils l'entendaient.

 

Les voyages de frontières, couronnement de la 1re et de la 2e année, organisés sur ces principes, furent des plus intéressants.

 

b) Voyage du Nord-Est (été 1928).

 

Nous avions rendez-vous à Dunkerque le 10 juillet, et nous y passâmes la journée et la matinée des 10 et 11, à la visite du port reconstruit et du système de défense.

 

Les 11, 12 et 13, visite de la région de Calais - Saint-Orner, de Lille et de Roubaix où nous visitâmes le peignage Mothe et fûmes reçus au Cercle de l'Industrie. Le général HER1NG avait tenu à nous mettre en contact avec les principaux chefs d'industrie du Nord, très inquiets de voir que les nouveaux projets d'organisation de la frontière, semblaient une fois de plus négliger la région industrielle du Nord.

 

Le 14 juillet c’était Maubeuge, dont la capitulation précipitée en 1914 reste toujours un mystère et je consacrais le 15 à la reconnaissance de Namur et de la vallée de la Meuse.

 

Le 16 juillet, la promotion était regroupée à Neufchâteau et visitait en autocar les champs de bataille de l'Ardenne et en particulier de Rossignol, cimetière du 1er corps d’armée colonial, avec le commandant LARCHER comme conférencier. Ces tombes, dans le silence de la forêt, bien alignées, où figuraient les noms de nombre de nos anciens, nous remplirent d'un émoi profond.

 

Les 17 et 18 juillet, nous visitâmes Thionville et la région de Teterchen-Boulay, Le 18 juillet, nous étions regroupés à Metz, ville française.

 

Le 19 juillet et le 20 juillet, visite en groupe de Verdun, admirablement bien conduite, où il nous fut donné de toucher certaines données précises sur la fortification. La comparaison avec les fortifications de Metz, bien que plus modernes, n'était pas toujours en faveur du génie allemand. Les Allemands ont dépensé, pour la fortification de Metz, 245 millions de francs ; les Français qui avaient dépensé, de 1875 à 1885, 700 millions pour l'organisation Séré de Rivière (y compris les forts de Reims et le camp retranché de Paris), avaient engagé à Verdun 170 millions (tout compris) (même pas le prix d'une journée de guerre). Nous restâmes jusqu'au 24 juillet dans la région de Metz, après visite des champs de bataille de 1870. Le soir du 24, le bataillon de Saint-Cyr, casoars au vent et drapeau en tête, défilait dans Metz. En 1914, nous autres Saint-Cyriens avions dû nous arrêter à Mars-la-Tour. Nous visitâmes encore les mines de la vallée de l'Orne et les aciéries de Rombas, avec un déjeuner au Cercle des ingénieurs de Hagondange (De Wendel).

 

Cette visite de la frontière du Nord fut à mon avis trop rapide. Si la visite détaillée de Metz et de Verdun peut se faire en 4 ou 5 jours, la région du Nord et la vallée de la Meuse n'était pas suffisamment étudiée. Chacun d'entre note avait eu à étudier et à remettre un travail de reconnaissance bien déterminé, dans le cadre des projets établis pour la ligne Maginot. J'avais eu ainsi à i reconnaître les hauteurs de Teterchen, Hargarten et de la Petite-Rosselle, puis la région Boulay-Saint-Avold.

 

Le 25 juillet, commença le voyage dans les Pays Rhénans.

 

La reconnaissance de l'Eifel par Wettlich, Daün, Nürnbourg-Ring, Adenau. Maria Lach-Andernach - Coblence faite en groupe par autocars n'était pas pour beaucoup d'entre nous une nouveauté. Le Nürnbourg-Ring avec ses 50 km de développement construit en notre présence et casse-tête des états-majors de Coblence et de Mayence entre 1922 et 1927, se révéla en 1939 être une vaste plaque tournante pour 2 ou 3 divisions motorisées ou blindées de Wehrmacht pouvant déboucher en moins de 12 heures soit sur la frontière belge, soit sur la frontière française, soit dans la Sarre.

 

Du 26 au 28 juillet, nous parcourions la vallée du Rhin et la tête de pont de Mayence. Pour un bon tiers d'entre nous, qui avions tenu garnison à Mayence la découverte du Rhin ne se posait plus. Par contre, je fus frappé sur le trajet de Mayence à Kaiserslautern par Alzey, de l'aménagement très sensible des gares et des lignes à une voie déployées près de notre nouvelle frontière. Lorsque j'étais capitaine à la commission de réseau de Mayence en dehors des cinq ou six grandes magistrales capitales du Palatinat que nous avions maintenues ou fait remettre à une voie, toute cette région du Mont-Tonnerre était très dépourvue de voies ferrées. Je fis part de mes observations à un camarade de l’état-major de Kaiserslautern, qui ne semblait guère s'en soucier, pas plus que des compagnies entières de motocyclistes qui rentraient en pétaradant le dimanche soir, ou des armées de touristes avec sacs et paquetage, auxquels il ne manquait que le fusil, qui parcouraient toute la région. Mais déjà et visiblement nous avions abandonné la partie. J'avais quitté en 1922 l'armée du Rhin, encore en plein élan guerrier de la victoire. Six ans après, tout était déjà changé. On ne passe pas deux fois par le même chemin... et pourtant si, puisque nous y sommes encore, mais dans d'autres conditions.

 

Cotte frontière qui n'était déjà pas celle de 1814, mais celle de 1815, et qui avait fait l'objet de toutes nos rêveries de jeunesse, pour la reconquête de laquelle nous étions entrés dans l'armée, que nous avions arrosée de notre sang et que nous venions de visiter en vainqueurs, restait tout de même une « frontière de vaincus ». Évidemment il y avait la position formidable de Metz et de Thionville qui couvrait bien le fer malencontreusement placé trop près des convoitises allemandes, mais laissait le charbon en-dehors. Toutes les voies ferrées étaient encore dirigées contre nous et encore mal soudées à notre réseau général.

 

Si solide que devait être notre future cuirasse, il restait bien des trouées, bien des obstacles. La forge d'Alberich continuait à mugir dans le prochain lointain, et si la randonnée des « vierges guerrières » avait cessé, pour un temps, de chevaucher les hauts lieux proches, les « filles du Rhin » continuaient à pleurer l’or perdu, et les Nornes à tisser les filets des destins franco-germaniques. Car le fleuve des légendes était là, tout près, continuant à couler au fond de son couloir. On sentait son approche dès Longwy et la Meuse et le vent qui soufflait par Calais, Gand, Namur, Luxembourg, la Sarre et Strasbourg n'était pas le même que celui qui pouvait souffler à Bourges, à Tours ou Orléans, en « doulce » France, peut-être un peu trop « doulce » et un peu trop endormie au bout de la péninsule européenne.

 

Strasbourg et les Vosges devaient être la dernière partie du voyage.

 

Le 29 juillet, nous effectuions la reconnaissance de la frontière entre Sarreguemines et la frontière de Basse-Alsace, par Bitche et Haguenau et le soir nous étions à Strasbourg.

 

Le lendemain, la promotion regroupée visitait la position de Molsheim, Mutzig, puis Sainte-Odile.

 

La visite du port de Strasbourg, le 31 juillet, construit sous la domination allemande, malgré les Allemands, et achevé par les Français, eut pour résultat de nous donner quelques chiffres et de nous démontrer l'utilité de notre présence sur le Rhin. Tel qu'il était en 1928 c'était déjà un puissant instrument de travail, dont l'importance depuis n'a fait que croître malgré la concurrence du port de Kehl. A vrai dire le port de Strasbourg n'atteindra son plein développement que lorsqu'il sera mieux relié par canaux avec l'Est et surtout la grande voie Saône-Rhône.

 

Le voyage des Vosges du 1er au 2 août aurait dû englober Belfort, Roppe, la région du Lomont et même Besançon, car il y a là matière à réflexions, mais aucun regroupement n'était prévu après Colmar, et les crédits commençaient à s’épuiser.

 

b) Exercice combiné (été 29).

 

Au début de l'été 1929, nous fûmes appelés à prendre part à un exercice sur la carte avec nos camarades de l'École de guerre navale. D'abord travail en salle à Paris pour la mise au point, puis exercice sur le terrain dans la région Valognes-Barfleur-Saint-Vaast-la-Hougue. Le thème proposé était celui d'un parti bleu tenant la Seine depuis Paris jusques et y compris les côtes du Calvados et du Cotentin, Cherbourg compris. Le parti rouge tenait la rive Nord de la Seine et utilisait le Havre comme base, pour tenter de débarquer deux divisions, non pas sur les côtes du Calvados, mais entre la baie des Veys et Barfleur.

 

Il fut constaté avec nos camarades marins que nous manquions du matériel le plus élémentaire, ne fût-ce qu'en transmissions, pour réaliser un tel débarquement, malgré la faiblesse de la défense mobile de Cherbourg réduite d'après le thème à deux bataillons, un bataillon de chars et 2 groupes d'artillerie. L’escadre ennemie était représentée par le vieil aviso Ancre qui déploya tout son art à esquisser sous nos yeux, devant la fosse de Saint-Vaast-la-Hougue, un rideau de fumée assez peu impressionnant. La faiblesse des défenses terrestres de Cherbourg fut également évoquée, malgré l'intervention de notre camarade REVERS qui, du temps où il était à l’état-major du général MAURIN, avait réussi à obtenir la mise en état d'une batterie d'interdiction aux « Caplains », capable de tenir sous le feu de ses pièces à longue portée la plage de Carteret et celle de Saint-Vaast. Quant à l'aviation il faisait très mauvais temps et je ne me souviens pas de sa mission et de son rôle. L'objectif du débarquement restait la prise de Cherbourg, car nul ne pouvait concevoir le débarquement de matériel lourd sans la possession d'un port digne de ce nom, avec moyens de levage, entrepôts, etc. et nous ne disposions encore à l'époque que de quelques mahones et gabarres. En tant que « marsouins », MORLIERE et moi fûmes amenés à prendre la parole devant l'amiral DURAND-VIEL et pour ma part je n’en fus pas peu fier, car j'étais fils de marin et c'était mon pays, le Cotentin - que je connaissais bien - qui était attaqué. Qui pouvait prévoir que treize ans plus tard l'opération Overlord menée avec des moyens appropriés et des ports artificiels marquerait la libération du territoire national et de nos campagnes normandes. Le soir, mon ami et compatriote le commandant DUPONT, du cadre de l’École, qui avait préparé les cantonnements, me fit coucher à Valognes dans la chambre de BARBEY D'AUREVILLY. Bien que Valognes ait été à peu près complètement détruit en 1944, la maison, elle, n'a pas été touchée et je suis retourné l’an dernier sur la place de Saint-Vaast et à Tatihou. Quand on compare les moyens envisagés dans notre petit, tout petit thème de 1929 et les moyens déployés lors de l'opération Overlord, je comprends l'attitude de notre chef de promotion qui n'a pas décoloré au cours de ces trois jours de manœuvres, sans doute chapitré par les marins, très peu amateurs de ce genre d'opérations.

 

c) Voyage du Sud-Est ou des Alpes (été 1929).

 

Ce fut, avec un court voyage au polygone de Sainte-Adresse au Havre et la visite du Creusot le couronnement de la 2e année d'études.

 

La visite des usines Schneider au Havre et au Creusot, pour des officiers ayant presque tous visité la Ruhr ne nous apporta là non plus rien de bien nouveau sauf de nous convaincre de la nécessité pour un pays digne de ce nom de posséder une industrie puissante de fabrications d'armement. « II n’est pas plus intelligent d'être faible que d'être fort » a dit le Général WEYGAND.

 

Un des résultats les plus clairs de ces voyages et de ces contacts avec des ingénieurs, fut d'arrêter le mouvement de départ de l'armée, envisagé par certains stagiaires, peut-être déjà rongés par le scrupule de la paix éternelle ou soucieux de « valoriser » leurs connaissances pour améliorer leur condition matérielle et celle de leur famille. Presque toutes les enquêtes menées par les officiers auprès des ingénieurs sur les possibilités du secteur privé tombèrent à plat. Parmi les anciens polytechniciens, tous regrettaient d'avoir quitté prématurément la carrière des armes pour, sans doute, gagner un traitement supérieur, mais en perdant leur indépendance, leur liberté de pensée sans compter les vexations d’amour-propre et le sentiment de s'être déclassés.

 

d) Visite de Toulon.

 

La visite de Toulon où notre groupe eut la chance, grâce à mon camarade LEPORTIER, d'exécuter une plongée à bord du sous-marin le Narval au large de la « Bonne Mère » et d’aller à la rencontre de l'escadre qui rentrait de Marseille, nous fit toucher du doigt notre faiblesse maritime de l'époque. Sans doute la nouvelle batterie de côte en construction à Saint-Mandrier étendait-elle le champ d'action du front de mer, mais le front de terre restait bien dégarni. Puis le Toulon « éclair des sabres, flammes des mâts, lueurs des canons… » Toulon, ville de lumière et d'amour, de « Consolata fille du Soleil » et des « Petites alliées » était déjà bien mort. Le Toulon de 1908 et de 1910, qui avait orienté mes rêves d'adolescent vers les îles lointaines et parfumées et l’Extrême-Orient mystérieux, Saint-Mandrier, les Sablettes, Tamaris, même le restaurant du Père Louis étaient envahis par les « nouveaux messieurs » et puait le mazout. Toulon n'appartenait plus à la Marine et c'était tout dire. Là encore on ne devrait jamais repasser deux fois par le même chemin.

 

e) Le voyage des Alpes.

 

Le voyage des Alpes fut un voyage-éclair par excellence. Basé sur Nice, ce fut, contrairement à ce qui avait été fait les années précédentes, un voyage entièrement dirigé. Suivant la nouvelle formule, nous fûmes, dès notre arrivée à Nice, groupés sous la conduite du colonel CHAPOUILLY, spécialiste des Alpes et entraînés progressivement à la marche en montagne, terminant nos trois semaines de voyage par une ascension dans les règles.

 

Nous commençâmes par Peyracave et l'Authion où nous couchâmes dans les baraquements des alpins, puis après quelques amphis sur le secteur par le commandant BETHOUARD, les autocars nous ramenèrent à Nice et dès le lendemain nous prenions la route des Alpes qui, par Puget-Théniers, Entrevaux et le col d'Allos, nous mena dans la vallée de l'Ubaye et à Barcelonnette. Là nous eûmes une surprise. Au cours du dîner, le gendarme chef de brigade vint remettre au plus ancien un télégramme reçu de l'École et donnant le classement avec les affectations de sortie. C'était un « canular » assez bien monté avant le départ et qui empêcha de dormir quelques camarades. Le lendemain matin il y eut des discussions révélatrices et les visages ne reprirent le sourire qu'après l’arrêt au Châtelard. Nous remontâmes la vallée de l'Ubaye par la Condamine, et les forts de Tournoux, celle de l'Ubayette jusqu'au col de Larche et de Largentière, où il y avait encore de la neige sur la tête de Viraisse (2785 m). Puis, revenant sur nos pas jusqu'à Saint-Paul, nous allâmes chercher le col de Vars et Guillestre pour de là remonter jusqu'au château Queyras, par la vallée du Guil. Nous traversâmes la région très sauvage de l'Izouard sous un orage très violent. A Briançon nous commencions à constater les résultats de notre entraînement par l'ascension sans fatigue de deux ou trois forts, dont l’un commandait Abriès, l'autre le Mont-Genèvre, et donnait des vues sur les ouvrages italiens qui commandent la gare de Briançon.

 

Après 48 heures, nous reprîmes la route du Lautaret et de Grenoble puis celle du Galibier pour passer en Maurienne, laissant sur ta gauche l'imposant massif de la Meije et du Pelvoux, couverts de neige.

 

Au Galibier nous eûmes une émotion. Nous étions installés pour déjeuner au restaurant-refuge lorsque, en nous comptant, notre guide s'aperçut qu'il lui manquait un de ses suivants. Il fut facile de situer le camarade, quelques-uns d’entre nous se dévouèrent pour aller le chercher. Isolé sur une crête et pris de vertige, le malheureux n’osait plus descendre.

 

A Valloire nous vîmes les premières coiffes savoyardes et nous débouchions sur la vallée de l’Arc, tout à côté d’un petit ouvrage (Saint-Michel) perché sur la hauteur mais barrant magistralement le carrefour des deux routes.

 

D'étape en étape nous parvînmes ainsi à Modane, d’où après les divers amphis relatifs à la région (Vanoise, col du Fréjus et du Mont-Cenis) et à la position de Lanslebourg nous terminâmes le voyage par l’ascension de la pointe Franceschetti (3400 m d'altitude). Après avoir couché au refuge des Egvettes, au-dessus de Bonneval, nous partîmes avant le jour par un superbe clair de lune, encordés et encadrés par un détachement de chasseurs alpins et sous la conduite du colonel CHAPOUILLY et d'un guide, pour traverser le glacier et arriver à la pointe en fin de matinée. Nous arrivâmes sans trop de fatigue et après un tour d'horizon sur la vallée de la Doire Ripaire, Suse et la chaîne frontière, nous nous préparions à consommer un confortable casse-croute, lorsque nous fûmes saisis par un épais brouillard et pris dans un orage subit. Le guide et les chasseurs se précipitèrent pour éloigner nos piolets et bien leur en prit, car la foudre sous la forme de deux globes de feu éclata à quelques mètres. Ainsi confirmés dans nos connaissances de montagne, nous redescendîmes joyeux, considérant que nous avions bien gagné nos foudres…

 

Nous primes congé du colonel CHAPOUILLY qui s’était montré au cours de tout le voyage un chef et un instructeur aussi aimable qu'averti.


8 - L'amphi garnisons et la sortie de l’Ecole.

Nous nous retrouvâmes fin juillet à l'École pour l'amphi garnisons qui clôturait nos deux années d'études. Cet amphi garnisons qui décidait du corps d’armée ou de l'état-major de division qui devait, d'après les places disponibles el les besoin, fixer nos affectations au moins pour les deux années suivantes ne surprit personne Grâce à la bienveillance du général LANOIX qui avait tout réglé d'avance avec l'état-major de l’armée, chacun reçut à peu près l'affectation souhaitée, Certains devaient terminer leur temps de commandement de commandant (De LATTRE) ou de capitaines, d'autres partaient de suite aux théâtres d’opérations extérieurs (Maroc ou Syrie), d'autres enfin obtenaient le chef-lieu de corps d'armée on de région fortifiée, ou de division de leur choix, enfin d'autres, une dizaine environ, sortaient dans les divers bureaux de l'EMA. La 49e promotion but le pot de l'Amitié traditionnelle avec la 50e promotion, dont le chef, le commandant d'aéronautique LAHOULLE reçut le flambeau des Traditions solennellement du commandant DE LATTRE, après les discours et les toasts d'usage, et les rites étant accomplis chacun partit pour sa destinée et d'abord pour des vacances bien gagnées. Pour ma part, comme nouveau marsouin, j'aurais ambitionné de partir en Indochine, mais il n'y avait qu'une seule place et elle était réservée à MORLIERE qui sortait major de promotion. En réalité il y en eut deux mais la deuxième était réservée à LEMONNIER qui sortait aussi dans un excellent rang. Je partis pour la Syrie en octobre suivant, et par le plus heureux des hasards sur le même bateau que le commandant DE GAULLE que je connaissais déjà un peu et qui me prit avec lui au 3e bureau de l’état-major des troupes du Levant à Beyrouth. Je devais rester quatre ans en Syrie, deux ans à Beyrouth (1929-1931), deux ans à Damas (1931-1934), où je fis mon temps de commandement de chef de bataillon à la tête du 3e bataillon du 17e régiment de tirailleurs sénégalais dans une ambiance militaire exceptionnelle.


9 - Le destin de la Promotion.

Il faudra bien qu'un jour ou l'autre, l'un d'entre nous, pendant qu'il en est temps encore, recherche et note la destinée de chacun et l'engage à écrire ses souvenirs.

 

Avons-nous justifié vis-à-vis de nous-mêmes et de nos chefs les efforts consentis par les uns et par les autres ?

 

Nous étions armés pour répondre là où notre destin nous a placé au cours d'événements qui ont été uniques dans l'histoire, aux devoirs qui nous incombaient et devant des cas de conscience qui devraient ne se présenter que rarement à des « officiers », mais qui semblent devenir périodiques. Au moins la moitié d'entre nous n'ont pas pu donner toute leur mesure mais tous ont servi en hommes de conscience et en hommes d'honneur.

 

Malgré ce qui est arrivé à certains lors des dégagements massifs de 1946 (50) et l'âge auquel la plupart ont dû quitter l'armée (54 ans), le bilan suivant que présente la promotion en 1959 (dégagés et retraités compris) constitue une somme de services qui n'est pas négligeable.

 

Français :

 

1 maréchal de France.

4 généraux commandants d'armée,

4 généraux commandants de corps d'armée.

6 généraux de division.

11 généraux de brigade.

2 ingénieurs généraux.

1 contrôleur général,

31 colonels et lieutenants-colonels dont 1 médecin-colonel,

1 chef d'escadron.

Total : 64

 

Étrangers :

 

2 généraux ambassadeurs,

4 généraux ayant exercé les fonctions de chefs d’état-major généraux.

4 généraux de division,

6 généraux de brigade.

1 colonel,

1 commandant.

Total : 18/23


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