A l'École supérieure de guerre (1903-1905) par le général REVOL




Est-il nécessaire de dire que j'éprouvais en arrivant à Paris une impression bien différente de celle ressentie quelque onze ans auparavant ? Il ne se produisait point, cette fois, le brusque déchirement qui, à Saint-Cyr, m'avait anéanti pour de longs mois. J'entrais dans la capitale avec armes et bagages, tel un conquérant à la suite d'une belle victoire.

 

J'avais pris conscience de cette victoire au cours des deux stages préliminaires accomplis dans des régiments du XVe corps d'armée, le 38e d'artillerie à Nîmes, le 1er hussards à Marseille. Courtoisement accueilli en invité de marque, placé pour ordre dans une batterie ou un escadron, mon rôle s'était borné à m'initier à la pratique des éperons qu'arbore avec les gestes immodestes d'un chevalier promu de la veille, tout lieutenant d'infanterie récemment admis à l'École supérieure de guerre. J'ai ainsi couru les garrigues incultes du pays nîmois; puis, autour des bastides provençales les innombrables enclos caillouteux, où tourdres et merles se gorgent d'olives mûres, et finalement poussé, à travers Durance et Vaucluse, jusqu'à la route de Montélimar à Dieulefit pour y être passé en revue, avec le 15e corps d'armée réuni, par Émile Loubet. Encore tout auréolé de ses voyages diplomatiques à Saint-Pétersbourg et à Londres qui avaient scellé le rapprochement de la Triple Entente, le Président de la République se reposait alors en sa maison des champs, plantée à proximité de la route en question.

 

Le 38e d'artillerie, le 1er hussards étaient deux régiments honorables. On y travaillait sans rudesse comme il convient à des gens aimant à jouir de leurs aises dans de bonnes garnisons du Midi. Pas plus à Nîmes qu'à Marseille, je ne retrouvais l'ardeur à l'ouvrage, cet esprit d'équipe et d'émulation qui nous animaient à Menton, conséquence du voisinage de la frontière. Tandis que chez les chasseurs aucune considération accessoire, aucune commodité privée ne parvenait à l'emporter sur l'idée prédominante de leur préparation à la guerre, cavaliers et artilleurs n'envisageaient celle-ci qu'à la façon d'une contingence aléatoire. Pas une manœuvre à Menton, qui n'évoquât celles que nous aurions à exécuter pour de bon contre un ennemi toujours présent, là sous nos yeux. Il fallait au contraire un réel effort de compréhension pour établir un lien entre de rares sorties à cheval dans l'interminable banlieue de l'antique cité phocéenne ou une mise en batterie dont la Tour Magne représentait l'objectif et des combats réels qui s'engageraient où ? Quand ? Comment ? Contre un adversaire incertain sur un théâtre d'opérations encore ignoré.

 

A Nîmes, parmi les artilleurs, quelques capitaines passaient pour être d'excellents tireurs, selon les résultats des écoles à feu. Mais d'autres, versés dans l'arme lors de la suppression du train d'artillerie, n'étaient que d'anciens rouliers indignes de l'outil de précision mis entre leurs mains inexpertes. Par contre, les officiers de réserve de l'artillerie que je vis à l’œuvre au cours de mon stage me parurent bien supérieurs aux officiers de réserve de l'infanterie dont cependant les meilleurs étaient affectés à nos bataillons de chasseurs.

 

Au 1er régiment de hussards, j'eus l'impression de retrouver les deux catégories d'officiers que nous avions imaginées au 27e pour la brimade d'un camarade. Existaient-elles véritablement ou était-ce supposition gratuite de ma part ? Toujours est-il que je me figurais être dans un régiment de l'armée royale au XVIIIe siècle. Les « officiers de Cour » aux noms sonores, vieille noblesse de Provence, y coudoyaient d'effacés « officiers de fortune », les uns et les autres, d'ailleurs, indistinctement sortis du rang ou des écoles. Les premiers avaient l'air un peu hautain, l'attitude légèrement distante, l'esprit occupé de courses, de chasses et de rallyes, une sorte de répulsion instinctive à descendre jusqu'aux humbles détails de la vie régimentaire. Les seconds semblaient résignés à se cantonner dans les fonctions subalternes de maîtres d'écurie, je croyais même deviner chez certains qu'ils s'y abandonnaient avec une consciencieuse prédilection.

 

A aucun moment je ne me sentis en confiance avec ces « houzards » comme ils aimaient s'appeler entre eux et c'est sans le moindre regret que je les quittai.

 

J'ai habité à Paris, pendant mes deux années d'école, la belle et large avenue de Breteuil. Sur ses quatre rangées de tilleuls taillés, en bordure d'une verte pelouse, tous les bruits de la capitale venaient s'amortir. Exquise solitude provinciale ! Mais où trouverait-on ailleurs le cadre prestigieux dans lequel elle se situait ? A droite, la vieille tour en fonte du puits artésien de Grenelle n'avait point encore fait place à la statue de Pasteur; incorporée dans le système d'adduction des eaux, mon esprit la rattachait à l'enseignement des sciences géographiques. En face, l'église dédiée à Saint-François-Xavier, l'apôtre des Indes, évoquait les postes de la conquête coloniale. A gauche, le dôme des Invalides, l'immense méditation sur le tombeau de l’Empereur... Avec quelle attention enthousiaste j'allais maintenant feuilleter, page par page, ce merveilleux livre de notre Histoire dont les monuments de Paris sont autant de chapitres distincts!

 

En premier lieu l'École militaire si judicieusement appropriée a la nature de nos travaux. Je reportais le mérite de cette architecture que le roi avait voulue d'une « belle et noble simplicité », à un Dauphinois, son surnom de « général des farines » incorporait ce Paris-Duverney au service d'état-major...

 

La valeur de l'enseignement donné à l'École supérieure de guerre est essentiellement fonction de son cadre de professeurs. Ici, ce n'était plus la médiocrité qui m'avait tant déçu à Saint-Cyr. Autour du général de Lacroix, bientôt remplacé par le général Brun, une véritable élite de jeunes officiers supérieurs se trouvait réunie : Verraux et Stoffel enseignaient l'histoire militaire et la tactique générale, Nollet qui leur était adjoint, quitta l'école dès mon arrivée par suite de maladie; Pétain et de Maud'huy enseignaient l'infanterie, Fayolle l'artillerie, Bourdériat la cavalerie, Piarron de Mondésir le génie, Jardin, Renaud et Toulorge l'état-major, Leblond et Malleterre la géographie. Les représentants de l'intendance et du service de santé, l'intendant Joudou et le docteur Choux étaient dans leur spécialité, d'une érudition remarquable. Bref, pris ensemble, nos maîtres représentaient ce qu'il y avait alors de meilleur et de plus distingué dans l'armée de leur génération. Une vaste culture générale, une largeur de vues englobant la philosophie des sciences militaires, un labeur consciencieux et soutenu, telles étaient les qualités pédagogiques dont nous avions le spectacle journalier. Ces caractères communs faisaient l'effet d'une parfaite homogénéité collective sans nuire cependant aux facultés originales dont chacun, pris isolément, conservait une entière liberté d'expression.

 

Tandis que Stoffel débitait sur un ton monotone et endormeur les éléments d'une stratégie que bien peu de nous auraient dans leur carrière l'occasion d'appliquer, Verraux, avec emphase, déroulait devant nos yeux les opérations de la campagne d'été de 1870. Il s'essayait à en tirer des pronostics pour la guerre à venir et !longtemps après, je retrouverai dans le texte de ses conférences cette vision prophétique que le colonel Émile Mayer, à la veille de 1914, reprendra inconsciemment à son compte dans la Revue militaire Suisse, de Lausanne.

 

« Nous pouvons prévoir que les luttes futures présenteront deux périodes : la première sera celle des heurts formidables, un seul peut-être, deux ou trois tout au plus, à la suite desquels l'un des deux adversaires triomphera de l'autre; dans la seconde, le vaincu, s'accrochant au sol de la patrie avec toute l'énergie du désespoir, s'apprêtera, comme le fauve aux abois qui multiplie les coups de ses défenses naturelles, à vendre chèrement sa vie, ou à en payer moins cher la rançon. A chacune de ces périodes on mettra en œuvre des procédés différents; au cours de l'une on verra toutes les forces vives des nations en cause, déjà tendues à l'extrême pendant de longues années de paix, se précipiter les unes contre les autres, s'aborder avec furie, se poursuivre sans relâche, jusqu'à ce que l'une d'elles tombe; au cours de l'autre, les armées opéreront avec une allure plus calme, elles feront de la guerre de siège, des incursions contre les communications, de la guerre locale... Ce sera une réminiscence de la guerre d'autrefois ».

 

Ceci date de 1905 et ce n'était, ma foi, pas mal prévu.

 

On ne saurait imaginer contraste plus parfait, deux types d'hommes plus discutables que de Maud'huy et Pétain, chargés de nous enseigner, l'un et l'autre, les matières relevant de l'infanterie. De Maud'huy parlait plus volontiers de la psychologie du fantassin. Dans son cerveau bouillonnaient les idées qu'il aurait voulu exprimer toutes à la fois et qui, se pressant sur ses lèvres, s'en échappaient en un désordre de mots, d'images et de postillons. Il manquait quelquefois de clarté parce qu'il enchaînait sans fin les digressions et qu'il ne voulait faire grâce d'aucun argument. Son enseignement, puisé aux sources jaillissantes de ses contacts avec la troupe, nous plaisait parce qu'il savait le rendre extrêmement vivant. Nous aimions moins ses corrections de travaux écrits : il avait quelque peine à s'adapter à la pensée de l'élève et c'est pourquoi il versait assez volontiers dans un conformisme d'école lui appartenant en propre. De Maud'huy n'était pas une de ces intelligences supérieures sachant d'instinct se hausser du particulier au général, de l’esprit d'analyse à l'esprit de synthèse. Son cours d'infanterie représente l'honnête effort de compréhension d'un excellent chef de corps. De Maud'huy venait alors de commander brillamment, dans l'est, un bataillon de chasseurs, et il fera de même quand il sera à la tête du 35e régiment d'infanterie à Belfort. Mais je ne crois pas que l'on pouvait dire de lui ce qu'on a dit de Turenne, à savoir que ses aptitudes s'élèvent progressivement à mesure qu'il gravissait les échelons successifs de la hiérarchie.

 

Combien différente était la manière de Pétain ! Celui-ci ne se dépensait pas en gesticulations oratoires doublées d'une trop éloquente verbosité. Assis à sa table, devant un auditoire rendu très attentif, le commandant Pétain, froid, ironique, impassible, nous parlait sans rien de théâtral, avec parfois des mots qui révélaient une profonde sensibilité. Sa voix au timbre métallique assénait l'un après l'autre les sarcasmes agressifs de son imperturbable logique. Dans le choix des sujets de ses conférences, il s'en tenait au domaine des faits avérés, des réalités matérielles qu'il soumettait au crible d'une raison impitoyable. C'était alors l'époque du plein épanouissement des théories forgées par l'École normale du tir d’infanterie, installée au camp de Châlons. Transposant sur le champ de bataille les observations journellement relevées sur les champs de tir, l'école en déduisait des règles d'emploi du fusil. Pétain les contestait avec énergie. Il faisait à nos yeux figure de démolisseur des lois les mieux établies; il jetait à terre les idoles que les règlements militaires prescrivaient d'adorer. Et cette sorte de fureur destructrice enchantait notre ardente jeunesse : cet âge est sans pitié... Mais elle éclaircissait le nombre des amis que Pétain pouvait avoir à la direction de son arme et ainsi s'explique la lenteur relative de son avancement en temps de paix.

 

Bourdériat, professeur du cours de cavalerie, reprenait à son tour par la base, c'est-à-dire par l'étude consciencieuse des opérations de 1870, la doctrine d'emploi de la cavalerie mise sur pied par ses prédécesseurs et lui aussi tapait dur dans le fatras des règles admises.

 

En artillerie, Fayolle prenait ses ébats sur un terrain moins piétiné. De sa personne (son crâne chauve le vieillissait prématurément et il avait l’air embarrassé quand il lisait son texte avec un léger accent auvergnat) émanait une combativité plus sereine; on le devinait plus porté à la contre-attaque qu'à une offensive délibérée. C'est que l'utilisation du canon de campagne à tir rapide et à boucliers n'avait encore pu faire l'objet d'une doctrine en tous points bien assise. Le matériel de 75 paraissait d'une telle perfection que les artilleurs l'estimaient de taille à remplir toutes les tâches du champ de bataille sans avoir besoin de recourir aux autres armes ou matériels. Fayolle, avec discrétion mais non sans fermeté, conseillait quelque modestie; ce qui avait pour effet de mettre nos camarades de l'artillerie en fureur; ils l'appelaient « le vieillard sectaire » et celui-ci ne recueillait des applaudissements que dans la cohorte des fantassins.

 

Un mot enfin sur les professeurs de géographie, science éminemment ingrate à base de mémoire ou de voyages, ce qui n'est pas à la portée de tous. Le colonel Leblond faisait apprécier son enseignement. Mais son adjoint, le commandant Malleterre, jouissait d'une presse détestable. On lui reprochait de faire partie de la tribu Niox, dont il avait épousé la fille : il devait y avoir là une rancune persistante depuis le temps où le général Niox, qui était alors directeur du Musée de l’Armée, aux Invalides, occupait cette même chaire de géographie à l'École supérieure de guerre. Le motif de ce bas sentiment ? Sans doute le sens utilitaire et profiteur dont ladite tribu faisait preuve... Quoi qu'il en soit, j'étais un auditeur appliqué des conférences Malleterre et je me rappelle avoir soigné de façon toute particulière le Mémoire qu'il nous avait chargés de rédiger sur la situation de la Russie. L'empire des tzars jouissait d'une actualité de bon aloi. Je m'étais abondamment documenté à la Bibliothèque nationale et j'ai longtemps regretté que cette étude ne m'ait pas été rendue, comme on avait coutume de faire pour tous nos autres travaux écrits.

 

Ce corps enseignant de la promotion 1903-1905 obéissait-il à une direction intellectuelle chargée de nous insuffler les éléments d'une doctrine officielle dûment accréditée ? Je n'en sais encore rien et j’avoue qu'à l'école nous n'en avons guère le sentiment. S'il y avait une unité doctrinale, elle était plus négative que constructive : elle se manifestait par un esprit critique dont j'ai donné ci-dessus quelques typiques exemples.

 

L'art militaire, comme tout ce qui est vivant, subit une évolution continue, mais irrégulière; progrès et décadence alternent, séparés par des périodes transitoires de stagnation. Nous traversions alors une de ces périodes et l'enseignement donné à l'école s'en ressentait.

 

On sait que l'enseignement se fonde sur l'étude des campagnes de guerre les plus récentes. Or, à cette époque, on en était toujours réduit aux événements de 1870. La guerre anglo-boer de 1900-1901 était trop voisine pour qu'on en pût tirer des conclusions formelles et la guerre russo-japonaise, plus fertile en leçons pour la guerre d'Europe, ne s'ouvrît devant Port-Arthur que le 10 février 1904. Dès lors, que tirer de la guerre de 1870 que ne l'eussent déjà fait les instructeurs précédents ? Les brillantes leçons de Foch sur les principes et la conduite de la guerre datent de 1900 ; elles venaient de paraître en librairie. Nous vivions dans l'attente des prochaines découvertes tactiques ou stratégiques et l'on s'en tenait aux notions fondamentales acquises grâce aux remarquables travaux des Maillard, des Cherfils, des Bonnal, des Maistre, des Lanrezac, d'autres encore dont les noms m'échappent et qui avaient porté si haut le prestige et le rayonnement de notre École supérieure de guerre.

 

Non pas qu'il soit ici question de minimiser l’œuvre de nos professeurs. Leur rôle fut des plus utiles; il mérite d'être rappelé. L'avant-garde générale, le bataillon carré de la marche d'approche, les duels d'armes précédant l'action de l'infanterie, tel était le bagage stratégique ayant fait jusqu'à eux la réputation de la doctrine française. Se souvenant fort à propos que la mesure est une qualité de notre race, ils s'efforcèrent d'abord de mettre en garde contre les outrances de cette doctrine; bientôt leur réaction s'affirma et ils s'inscrivirent délibérément en faux, préconisant au contraire dans toutes les phases de l'engagement une intime liaison entre les différentes armes. Bourdériat pour la cavalerie, Fayolle pour l'artillerie s’y appliquaient de leur mieux, celui-là un peu confusément, celui-ci avec beaucoup d'énergie. Pour eux, la bataille moderne n'est pas une juxtaposition d'actions séparées; elle ne représente pas un mélange, elle est une combinaison entre des éléments divers qui interviennent simultanément, chacun au profit d'un ensemble grandiose dans lequel ils se fondent et s'intègrent.

 

Ainsi mettaient-ils en vedette l'intervention nécessaire du commandement à tous les instants de la lutte, la prévalence de l'esprit sur la matière; en un mot, ils rendaient hommage à l'étincelle qui fait de la guerre brutale entre humains, une manifestation de l'intelligence divine. « La guerre est divine dans la gloire mystérieuse qui l'environne, et dans l'attrait non moins inexplicable qui nous y porte », a dit Joseph de Maistre.

 

Pouvait-on équitablement demander à cette époque ce que l'avenir seul tenait en suspens et dont les guerres en cours allaient apporter une fragmentaire révélation ? L'arme automatique, le canon lourd, le moteur, l'avion, autant de nouveautés influant à leur tour sur l'application de principes que l'on proclame immuables et qui sont peut-être eux-mêmes dans un état de perpétuel devenir. Les grandes transformations que les nations en armes et le progrès scientifique s'apprêtaient à introduire dans les guerres du XXe siècle ne s'étaient pas encore manifestées clairement, on les soupçonnait; mais tant que leur réalisation n’était pas un fait accompli, on devait se limiter à perfectionner l'emploi des outils alors disponibles, fusils, canon de 75, chemins de fer, etc.

 

Évoquant la parabole de l’Évangile, on peut se demander sur quel terrain allait germer ou dépérir la semence ainsi répandue.

 

Chaque promotion représentait, à coup sûr, un prélèvement de choix sur l'ensemble de l'armée. L'efficacité du concours d'entrée était formelle. Cela ne signifie pas qu'on n'eût, de-ci, de-là, grâce aux surprises toujours possibles d'un examen, commis quelques erreurs. Elles étaient rares et si, par aventure, elles se révélaient de façon trop choquante, on n'hésitait pas à procéder, à la sortie, aux redressements nécessaires. La moyenne était en somme, des plus honorables : à l'élite des maîtres correspondait une sélection de disciples. Je n'ai pas connu de sujets véritablement transcendants et pas davantage d'autres qui fussent, comme on dit non sans quelque vulgarité, au-dessous de tout. C'était très frappant dans ma promotion où la délivrance du brevet d'état-major a comporté un nombre inusité de mentions Très bien et une queue d'une ou deux mentions Passable seulement. Autant que j’ai pu savoir, je suis entré et sorti dans le premier tiers.

 

Les quatre-vingts officiers que nous étions comptaient une majorité de fantassins, de rares cavaliers et quelques coloniaux: plus de lieutenants que de capitaines. Le nombre des artilleurs n'était point en rapport avec l’importance quantitative de l'arme, quoique celle-ci n'eût point encore amorcé le développement qu'elle avait bientôt pris. Sauf erreur, aucun sapeur ne figurait dans notre promotion : déjà les polytechniciens ne s'orientaient pas volontiers vers les hautes spéculations de la science guerrière.

 

Nous étions répartis en équipes de travail dans lesquelles les différentes armes étaient autant que possible représentées.

 

Bluzet était un ancien colonial passé dans l'infanterie métropolitaine. Il avait rapporté de son séjour sous les tropiques de terribles crises de paludisme. Je fus témoin d'une de ces crises un jour que nous arrivions, dans les Alpes, au refuge du col de la Vanoise. Au cours du voyage de reconnaissance des frontières, nous avions décidé, quelques camarades et moi, de faire l'ascension de la Grande-Casse. La fatigue de la course, les coups de soleil répétés sur le glacier, puis, dans la soirée, le brusque abaissement de température provoquèrent l'accès dont les spectateurs s'effrayèrent beaucoup plus que celui ayant eu à le subir.

 

Bluzet fut tué au début de la grande guerre ainsi d'ailleurs que Verlet-Hanus. Celui-ci, tout jeune et déjà capitaine de tirailleurs officier de la Légion d'honneur, avait fait partie de la mission Foureau-Lamy. C'était un garçon très froid, parlant peu; toujours sur la réserve, on ne parvenait à en discerner les motifs, discrétion, timidité ou orgueil ?

 

Quant à l'artilleur de Bary, il avait été le premier de la promotion à l'écrit. L'oral le fit reculer parce qu'il était dur d’oreilles. Cette infirmité, assez fréquente chez les artilleurs, le poussa à quitter prématurément l'armée. A la sortie de l'école, désireux d'éviter à un camarade la garnison ayant la plus mauvaise réputation, il choisit l'état-major de Gap et démissionna peu après. Je le revis au cours de la guerre, officier d’état-major de réserve, auprès du général de Castelnau. Le « capucin botté » (c'était le surnom qu'en plaisantant Castelnau lui-même se donnait) ne se montrait pas intransigeant en matière confessionnelle puisque son officier d'ordonnance, le camarade en question, était protestant.

 

Dans notre groupe, X.... X... et X... rivalisaient à qui sortirait en tête de la promotion. Ils étaient, à ce point de vue, d'obstinés collégiens et la risée de leurs camarades. A l'affût de toutes les circonstances pour entrer en contact avec les professeurs, ils se poussaient en avant, sollicitaient une explication, renchérissaient sur les propos tenus. Dans les exercices sur le terrain, ils formaient autour de l'instructeur comme une jalouse garde personnelle. Lors des examens de sortie, on les vit, postés devant l'entrée des salles d'interrogation, s'informer des questions posées à ceux qui sortaient, des réponses faites, bref sur ce qu'il fallait dire ou ne pas dire quand leur tour viendrait. Ainsi enlevèrent-ils les trois premières places de leur promotion. X... sortit major et ce fut une surprise pour nous qui le connaissions bien.

 

A côté du trio d'ambitieux dont je viens de parler, Chabert, Fontaine et moi, tous trois unis d'amitié, représentions la mesure, l'effort modéré et, par contraste avec nos voisins, mais bien faussement en réalité, les insouciants ou amateurs philosophes, Chabert fit une honnête carrière : il est mort prématurément commandant une division à Strasbourg dans l'Alsace reconquise, après avoir passé plusieurs années au secrétariat permanent de la Défense nationale. Fontaine fut moins brillant, encore qu'il pût se vanter d'être unique en son genre. A la suite d'un accident de cheval à Saint-Cyr, il était resté quelque peu à la traîne. Sorti de l'École supérieure de guerre, il passa dans le service du recrutement dont il devint, en sa qualité de breveté d'état-major, l'une des colonnes. Je l'ai connu de goûts simples, d'esprit indépendant et un peu paresseux. J'ignore ce qu'il est devenu.

 

Nous aimions le travail de l'école pour l'intérêt qu'il offrait en soi plus que pour notre utilité immédiate. En ce qui me concerne, je n'ai jamais consenti à m'associer à aucune équipe comme il s'en organisait spontanément pour débattre ce que j'appellerai la solution syndicale des problèmes tactiques que nous avions à résoudre. C'était habituellement celle préférée du correcteur parce qu'elle réunissait la majorité des suffrages. Tout mon effort, pendant ces deux années de labeur intense, a été strictement personnel. Je me suis toujours senti rebelle par tempérament aux tâches collectives. Cela m'a peut-être valu des mécomptes; l'intime satisfaction ressentie et l'acquis intellectuel propre m'ont empêché d'en éprouver le moindre regret. Je restai fidèle, à l'école, à la méthode adoptée pour entrer. Toute opération de guerre comporte plusieurs solutions entre lesquelles il appartient au chef de choisir. Je les exposais successivement avec leurs avantages et leurs inconvénients respectifs. Je disais celle qui avait mes préférences et j'en donnais les raisons. Ceci fait, il me restait à rédiger les ordres d'exécution.

 

Nos journées étaient bien remplies, sans pour cela que l'on eût à se priver des distractions offertes par la capitale. On se levait régulièrement tôt et, fréquemment, l'on se couchait tard. La séance matinale d'équitation représentait une excellente pratique hygiénique. Nous apprenions réellement à monter à cheval. Il y avait un abîme entre les jeux de massacre auxquels, à Saint-Cyr, se livraient de vulgaires sous-officiers, claquant de la chambrière à tort et à travers parmi les chevaux affolés et les leçons méthodiques, raisonnées que nous recevions du cadre noir de Saumur, affecté à chacune de nos reprises.

 

Le travail intellectuel commençait par une heure de conversation allemande et la matinée s'achevait par une séance d'amphi. L’après-midi était consacrée aux travaux écrits que l'on exécutait soit en salle sous la direction des officiers professeurs, soit à domicile, ou à des exercices de cadres sur le terrain, dans les environs de Paris.

 

Voilà pour la période d'hiver. Avec la belle saison, l'école était à peu près déserte, tous nos travaux s'exécutant au dehors. Il y avait trois sortes de voyages consacrés respectivement à l'histoire militaire, à l'état-major et à la tactique, à la visite des frontières que l'on parcourait au double point de vue de la géographie et de l'organisation défensive.

 

Le plus important, celui exigeant de nous la plus forte tension d'esprit et dont l'influence sur le classement de sortie était prépondérant, était sans conteste le voyage d'état-major. Son organisation matérielle par la direction des études était digne de l’Agence Cook. Chevaux, voitures et personnel de l'école parcouraient en caravane la Picardie, les Ardennes, la Champagne et l’Orléanais, suivant un itinéraire fixé d'avance... Les groupes d'officiers-élèves et les professeurs rejoignaient successivement la caravane avec laquelle ils effectuaient une partie du trajet, se livrant alors au développement sur le terrain des thèmes de manœuvre que nous avions à traiter. On parcourait à cheval le terrain des opérations dans la matinée. La critique et le travail d'état-major avaient lieu l’après-midi dans les mairies de localités où l'on devait cantonner. Tous les échelons du commandement étaient ainsi passés en revue depuis le corps d'armée jusqu'à la section d'infanterie, le peloton de cavalerie ou la batterie d'artillerie. On devine ce que cet enseignement pouvait avoir de vivant quand il nous était présenté par un Pétain, un Fayolle, un Bourdériat ou un de Maud'huy.

 

Le voyage d'histoire comportait la visite détaillée des champs de bataille de 1870. Sur le champ de bataille de Rezonville, je vois encore le gros gendarme allemand que notre présence avait alerté; il nous suivait, pas à pas de l'autre côté des poteaux frontières et à chacune de nos haltes, il se figeait dans un garde-à-vous impeccable.

 

Les voyages de frontières étaient pur agrément. La première année, on visitait Lorraine, Vosges et Jura; les Alpes et Toulon la seconde année. Nous fixions nous-mêmes nos itinéraires avec la seule obligation d'être rendu à des dates fixes dans certaines places fortes pour en effectuer la visite sous la conduite des autorités militaires locales. Les bastions de l'Est et Nancy, le Donon et Gérardmer, Belfort et le Ballon d'Alsace, le saut du Doubs et la Faucille, Chamonix et les glaciers de la Vanoise. Briançon et son Janus réplique du Chaberton italien. Barcelonnette et les villas de ses Américains, Toulon et ses fumeries d'opium où Bluzet nous avait introduits, autant d'étapes dont les paysages radieux ont marqué dans nos esprits une empreinte à nulle autre pareille. De tels souvenirs ne sont-ils pas une idéale récompense offerte à de jeunes officiers qui viennent de fournir le gros effort intellectuel exigé tant à l'entrée qu'à la sortie de l'école...

 

Chaque année d'études se terminait par une période de manœuvres d'automne. J'assistai ainsi en 1904 aux manœuvres de la division de cavalerie de Lyon dans un régiment de cuirassiers, le 11e. Il faut avoir galopé avec des cuirassiers pour se rendre compte des effets de terreur et de masse que, dans les guerres d'autrefois, une charge de cavalerie lourde devait produire sur une infanterie déjà ébranlée. Les « gros frères » avec qui je manœuvrais cette année-là, s'ils étaient bien en selle, se tenaient non moins bien à table; j'ai pu le constater dans la région des Dombes au moment que la chasse au gibier, poil ou plume, battait son plein. En 1905, je pris part à des manœuvres de division sur les bords du Lot et j’eus l'occasion d'être alors présenté à Georges Leygues, dans son fief électoral de Villeneuve-sur-Lot, pays de belles filles et de pruneaux exquis. Le général de division se faisait tout petit garçon devant le futur rénovateur de notre marine militaire.

 

Les deux années passées à l'école ont été uniquement consacrées au développement de nos connaissances guerrières. En ce temps-là, rien autant dire du fatras sociologique, économique ou autre que, sous prétexte de largeur de vues ou d'étendue de l'esprit, on ajoutera plus tard au programme d'études, et qui détournera tant de bons officiers de leur spécialisation professionnelle.

 

Nous quittions l'école avec un bagage de même nature mais autrement dense que celui apporté en entrant. Nous avions acquis de solides notions sur l'emploi des différentes armes au point que, dans quelque milieu militaire que ce fût, nous étions capables de comprendre et d'approfondir, de discuter, s'il le fallait, les questions relevant de chaque arme.

 

Nous possédions à fond notre métier d'officier d’état-major, en sorte que jamais mieux qu'au moment de notre sortie, nous n’avons été aptes à ces délicates fonctions d'aides du commandement qui seront, pour !a plupart d'entre nous, notre lot principal. Il nous restait à acquérir dans ce domaine de l’état-major, la pratique bureaucratique des affaires, ce que l'on appelle d'un mot qui faisait horreur, le service courant, et nous devrons rendre grâce au ciel si cette partie très secondaire de notre tâche n'a pas, pour un trop grand nombre, pris par la suite la première place dans notre activité.

 

Simultanément, nous avions amorcé l’étude des spéculations les plus élevées dans l'art de la guerre, celles qui se rapportent à l’exercice même du haut commandement. Et je pourrais ici me permettre une digression sur les affinités ou les oppositions qui existent entre le métier subordonné d'officier d'état-major ou la charge souveraine qui incombe à tout chef de grande unité. Mais la suite de ces souvenirs me fournira maintes occasions de reprendre cet intéressant parallèle.

 

Qu'il me suffise de conclure que j'avais acquis à l'école, en dehors de toute érudition propre et comme bénéfice essentiel, une méthode de travail. Elle me permettra par la suite d'orienter mon esprit vers les sujets les plus divers. Elle me libérera des servitudes matérielles de la troupe; j’étudierai le passé, j'observerai le présent, je méditerai sur l'avenir et de ces multiples spéculations, mieux qu'une philosophie des choses de la guerre, je dégagerai une règle générale de vie.

 

Le vieux général Cardot exprimait bien le sens de cette acquisition quand il attribuait au brevet d'état-major « Chouf carta ! » (Voyez mon diplôme !) disait-il en sabir de tirailleur algérien, quand il lui attribuait, dis-je, la portée d'une formule cabalistique devant laquelle toutes les portes devaient s'ouvrir, toutes les difficultés s'aplanir.

 

Article paru dans la Revue historique des Armées , n° 3 (1979), pages 130-144.

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