LE CAFE DES MARECHAUX


Il existe à Paris un lieu historique inconnu.

Cela peut paraître incroyable, car la ville unique au monde a été fouillée dans tous les sens, pierre par pierre, toit par toit, seuil par seuil, dans tous les sens, dessus et dessous, par des curieux, des amateurs, des amoureux, des chercheurs et des savants. Plus de deux cent mille monographies lui ont été consacrées depuis celle de Jean DE GARLANDE, qui écrivait vers 1090, et des milliers d'articles, de chants et d'écrits ont paru pour célébrer ses merveilles et sa beauté.

Pourtant, ce lieu gonflé de gloire échappa jusqu'ici à tous les yeux.


Je l'ignorais moi-même qui passais devant, des centaines et des centaines de fois. Or, c'est en pleine rue, en pleine vue, dans un endroit très fréquenté, en plein quartier du Gros-Caillou qu'est situé ce haut lieu : avenue de TOURVILLE.


L'avenue de TOURVILLE, qui relie l'hôtel des Invalides, commandé par LOUIS XIV à MANSART, à l'Ecole militaire, que GABRIEL édifia pour LOUIS XV, va du tombeau de NAPOLEON à la statue de JOFFRE. Je suis né entre les deux.


Elle porte le nom de Anne HILARION DE COSTENTION, comte de TOURVILLE, vice-amiral, maréchal de France, né à Paris le 24 novembre 1642, dans l'hôtel du duc DE LA ROCHEFOUCAUD, son parent, paroisse de Saint-Sauveur, celle de la cour des Miracles.


TOURVILLE, mort en 1701, marin du Roi Soleil, fut l'homme de la bataille de Beveziers (Beachy-Head en anglais), triomphe du 11 juillet 1960 sur la flotte anglo-hollandaise, et du combat naval de la Hougue, désastre du 29 mai 1692. Il s'agissait de remettre JACQUES II sur le trône d'Angleterre, occupé par GUILLAUME III, prince d'Orange.


Je n'en parle que, parce qu'à l'angle de l'avenue de TOURVILLE et de l'avenue de LA MOTTE-PICQUET, qui porte, elle à l’épaule, sur sa plaque, le nom de Toussaint Guillaume PICQUET DE LA MOTTE, dit LA MOTTE-PICQUET, lieutenant-général des armées navales, il y a un café : « Le TOURVILLE », discrètement décoré d'armoiries. Ce ne sont point les armes des COSTENTION, seigneurs de TOURVILLE, GRATOT, NICOPS et HANGUEVILLE, qui étaient « de gueules à un casque vers le chef et bras armé en fasce, tenant une épée périe en pal, le tout d'argent gardé, bordé, cloué et enrichi d’or » Non pas plus que le portrait en marqueterie et le navire qui ornent le comptoir ne sont ceux de l'amiral de LOUIS XIV et du Soleil-Royal, vaisseau à trois ponts, cent canons, neuf cents hommes d'équipage, incendié à Cherbourg, qui fut le sien. Ce ne sont que les oeuvres d'un décorateur adroit.


D'ailleurs, le seul portrait authentique de TOURVILLE est celui que Jean-Antoine HOUDON, le grand sculpteur versaillais, exécuta d'après le modèle, unique commande royale que reçut jamais l'auteur de VOLTAIRE et de tous les célèbres bustes de LOUIS XIV, CATHERINE Il, WASHINGTON et NAPOLEON, pour ne citer que ceux-là. Le patron du « TOURVILLE » ne pouvait songer à cette statue qu'il ignorait, pour embellir son établissement. Sinon les bonnes gens du quartier auraient ainsi appris, en buvant, chez qui ils étaient en étant là. Au surplus, ce n'était déjà pas si mal, dans ce quartier de casernes, que d'avoir donné ce nom pour enseigne à un café, quand la mode fit prendre à deux comptoirs le nom de la voie où s'ouvrait leur porte.

 

Le carrefour de l’École militaire et le « Tourville » vers 1900.

 

Mais, cela seul ne pouvait suffire à rendre illustre celui-ci.


Il devait pourtant être aussi célèbre que le furent jadis « Le Procope », « Le Café Anglais » ou « Tortoni » et, de nos jours, « Les Deux Magots » ou « La Coupole ».


Moi, je l'ai toujours vu à cet endroit : vers 1883, quand les moustiques des bourbiers du Champ de mars m'inoculèrent la malaria, en 1889, quand la tour Eiffel toute neuve attira les foules internationales, en 1900 , quand le trottoir roulant qui passait par-là, inspira COURTELINE. C'était le « Café des Officiers ».


C'était « Le Café des Officiers », comme « La Régence » était celui des joueurs d'échecs, « Le Napolitain » celui des gens de lettres et « La Rotonde » celui des peintres.


Il se nommait : « La Taverne européenne ». On y lisait « La France militaire », on y consultait l'annuaire ; on y feuilleta « Le Livre des Coloniaux », lorsque le percement du boulevard HAUSSMANN fit disparaître « La Taverne Pousset », où ceux-ci se retrouvaient.


C'était un correct établissement à petits carreaux, à colonnade, à banquettes de moleskine. Sa clientèle appartenait à la Grande-Muette. Quelques « civils » comme M. DE FOUQUIERES, introducteur des ambassadeurs à l'Elysée, venaient bien parfois y boire un bock. Mais les vrais habitués portaient des éperons, une cravache, des galons sur les manches et un képi sur la tête.


Certains s'appelaient JOFFRE, FOCH, PETAIN, WEYGAND, HUNTZIGER.


Tout ce qui porta un nom dans l'histoire y fréquenta, de 1876, quand fut créée l’Ecole supérieure de guerre, à 1939, lorsque les cours de celle-ci s'arrêtèrent et que la 60e promotion fêta au « TOURVILLE », par un lunch, comme les cinquante-neuf autres, ses professeurs et ses lauréats.


On y a vu, tour à tour, les conquérants de notre Empire, du commandant DOMINE, qui s'illustra à Tuyen-Quang au Tonkin, au général DE TRENTINIAN qui prit d'assaut aux Chinois, la ville fortifiée d’Haï-Dong, avec huit soldats d'infanterie de marine. On y vit le capitaine MARCHAND avant qu'il atteigne Fachoda, le général GOURAUD avant qu'il s'empare de SAMORY, le tyran noir, d'AMADE, avant sa campagne de la Chaouïa au Maroc, WEYGAND avec trois galons sur la manche.


DUBAIL, jeune officier, y choqua son verre à celui de CURIERES DE CASTELNAU, le colonel DE VILLEBOIS-MAREUIL, qui devait, volontaire, combattre et mourir au Transvaal chez les Boers, y rencontrait son cadet DE LACROIX qui devint généralissime, FRANCHET D'ESPEREY et MAUNOURY y étaient camarades.


J'en passe, et des meilleurs. Tous jeunes, tous neufs, ardents, le feu aux joues, le cœur battant, le jarret souple, l'avenir dans les yeux.


Le premier japonais qui y parut fut HARADA. Il y connut FOCH, ROQUES et GRAZIANI, MAVROCORDATO, soldat roumain, y serra la main de NIVELLE, BONVALOT l'explorateur y causa, autour d'une table, avec Philippe PETAIN, HIRSCHAUER et FAYOLLE. Le capitaine DREYFUS y parut, CHEWKI et HAKKI, turcs, sur les talons.


Tous sont entrés là, ont accroché leur dolman aux patères et se sont groupés au rez-de-chaussée et à l'entresol. Ils s'y entretenaient de tactique et de stratégie. Celui-ci était fantassin, celui-là cavalier, cet autre artilleur. L'un portait l’ancre de marine, l'autre le pot en tête de génie.


Les uns interpellaient les autres :


 « - Dites donc DEBENEY ! »

 « - Bonjour DUFIEUX ! Comment allez-vous BREMOND ? Avez-vous vu NOLLET ? Est-ce que POILLOUE DE SAINT-MARS doit venir ? »


GAMELIN suivait les cours en 1900 avec HENRYS, futur pacificateur du Maroc, et MITTELHAUSER, PRETELAT, du seuil, saluait GARCHERY, qu'escortait le bulgare KISSOF, DETROYAT précédait DE BELAÏEFF, russe, et RACTIVAND, grec, BILLOTTE entrait avec POLI-MARCHETTI.


Le 2 août 1914, deux promotions, la 37e et la 38e, burent ensemble, à la victoire, avec sept compagnons grecs, trois bulgares, deux serbes, deux péruviens et Valbejo, de l'Equateur. Cinquante mois plus tard, à l'armistice, le 11 novembre 1918, beaucoup manquaient à l'appel : tombés au champ d'honneur.


Dès 1919, l'école rouvrit ses portes. Le « TOURVILLE » attendait les élèves. Ils arrivèrent de partout ; sous tous les uniformes : un Polonais, la « kolpalk » sur l'oreille, un Roumain, son casque à cimier sur la tête, le Japonais avec la visière de sa casquette à bandeau ombrant ses lunettes. Il y avait des Belges, des Suisses, des Tchèques, des Américains, des Norvégiens, des Suédois, des Serbes. On parlait français.


Mais on entendait aussi parler danois, portugais, hollandais, espagnol, finlandais, chilien et le tabac fleurait tous les arômes. On demandait l'addition dans toutes les langues :


 « - Combien ?

- Kolik ?

- Quanto ? »


Son Altesse Royale PRAJADHIPOK, Siamois, écrivait son courrier dans sa langue, BEIGBEDER Y ATIENZA, le héros de la bandéra, la légion étrangère d'Espagne, bavardait avec HABIBULLAH KHAN CHEYBANI, Perse, et avec REEK, Esthonien, Pedro SICCO, l'Uruguayen, avait pour camarades mon ami le colonel Henri CASSEVILLE, historien de Pékin et WOELFLIN, l'aviateur. Le Chinois CHENG-KAÏ se liait avec le Nippon SUMIDA et trinquait avec BEHAEDDIN, turc, Don Luis ORTEGA CELADA, espagnol, L.W. HOYT des USA.


Le prince AAGE de Danemark goûtait le vin de France avec le Finlandais HANELL, le Péruvien GRANADINO et le Cantonnais TSE-TSUEN-LIANG.


Parfois, chacun évoquait son pays : le toit cornu des pagodes, le clocher bulbeux des églises de bois, les claies à maïs des villages. Celui-ci parlait des polders conquis sur la mer, celui-là de la baie de Rio de Janeiro, son voisin des montagnes Rocheuses. Enfant, l'un avait été ébloui par la neige du Fuji-Yama, l'autre par les mosquées d'Istamboul.


Le général FRANCO fut un des hôtes du « Tourville » avec NOERA, son compatriote, qui mourut fusillé, et ALAMILLO, officier né dans la capitale la plus élevée de la terre, Mexico. DE SABOIA BANDEIRA DE MELLO, brésilien, était le commensal du Portugais DO AMARAL ABRANCHES PINTO.


En 1936, MOSCA, l'Italien, riait à pleines dents avec ABDULLAH, du Liban, et PRADIPASENA, du Siam.


Et c'est dans ce café, encore, qu'en 1939 la guerre sépara de leurs camarades français BLAIS et CANALE, officiers de l’armée royale italienne, BALU, roumain, KHASAI, iranien, CARP, des Pays-Bas et quantités d'autres : Chinois, Grecs, Belges, Chiliens, Péruviens, Argentins, Yougoslaves.


Tous s'étaient liés d'estime et d'amitié sous l'enseigne du « TOURVILLE », le beau cadet normand, embarqué à dix-huit ans comme chevalier de minorité de l'ordre de Malte, sur la frégate Sainte-Croix de 260 tonneaux, à 10 canons de fer, pour courir sus à l'infidèle.


Tous, entre les cours, partaient au « TOURVILLE » pour visiter Paris et la France, découvraient nos écoles et nos sites, nos musées et nos panoramas, respiraient l'odeur de notre terre et de nos fleurs, buvaient nos vins, appréciaient les liqueurs de nos provinces, mangeaient notre pain, goûtaient notre cuisine, puis revenaient à cette escale qu'aucun n'oubliera jamais, mais où nul, peut-être, ne remettra les pieds. Ils ont laissé leur jeunesse dans le reflet des glaces. C’est là qu'ils écrivaient à leurs mères et à leurs fiancées, à leurs chefs aussi, qu'ils feuilletaient nos ouvrages, annotaient leurs cours, compulsaient les programmes. C’est de là que, la dernière coupe vidée, ils repartaient chez eux, « brevetés de l'Ecole de Guerre ».


Ce café, dont le nom a fait le tour du globe sur les lèvres de soldats, ce lieu historique ignoré dont les clients se nommaient : JOFFRE, FOCH, PETAIN, FAYOLLE, FRANCHET D'ESPEREY, GALLIENI, LYAUTEYY.


Et que Paris ne connaît pas...

 

Article d’Emmanuel BOURCIER, littérateur, romancier et journaliste, vice-président de l'Association des écrivains combattants, paru dans le  bulletin trimestriel de l’association des amis de l’École supérieure de guerre n°32 (juillet 1966).

Retour