Notes sur l'École supérieure de guerre en 1921-1923 par le général HUMBERT




La 43e promotion (1921-1923) est la seconde qui ait été recrutée par concours après la guerre 14-18. A l'époque, l'éventualité d'une nouvelle guerre était parfaitement absente des esprits. C'est dire qu'à en juger du moins par moi-même, les motifs qui nous poussaient à entrer à l'École  de guerre étaient essentiellement un désir d'ouverture et de culture militaire générale, si ce n'est simplement celui d'échapper à la morne existence des corps de troupe d'alors.

 

Ce que nous attendions était un élargissement de nos perspectives, une promotion intellectuelle, sans préoccupation du lendemain. Rien donc chez nous de la tension qui pouvait régner chez nos prédécesseurs d'avant 14 qui se sentaient appelés à mettre immédiatement à l'épreuve l'enseignement qu'ils recevaient.

 

Tous les stagiaires de la 43e  promotion avaient pris part à la campagne, beaucoup exclusivement dans la troupe; d'autres comme moi-même, avaient suivi les cours d'une école d'état-major et achevé la guerre dans un état-major.

 

Personnellement, j'avais été en 1918, chef du 3e  bureau d'une division. Nous croyions tous, à tort ou à raison, posséder une solide expérience de notre arme, si bien que les professeurs des dites armes ne pouvaient s'imposer que par une autorité personnelle indiscutable. Il faut bien dire que cette autorité n'était reconnue qu'à un petit nombre d'entre eux, parmi lesquels il convient de citer le commandant Touchon pour l'infanterie, le commandant Montagne pour l'artillerie, le commandant Prioux pour la cavalerie, le lieutenant-colonel Chauvineau pour le génie.

 

Ayant acquis sur le tas une connaissance assez approfondie des conditions de la guerre que nous venions de faire, nous étions naturellement désireux d'être élevés à un point de vue supérieur, dans la sphère en quelque sorte intemporelle des principes. Ce ne fut pas le cas et nous eûmes très vite le sentiment d'être bornés à la technique de la division voire du corps d'armée dans le cadre des opérations de 1918. En bref, nous apprenions à refaire la bataille de Montdidier.

 

Je me rappelle des travaux à domicile qui m'ont fait pâlir sur le ravitaillement d'une artillerie divisionnaire archi renforcée à la veille de l'attaque d'une position archi fortifiée, ou sur le plan des travaux d'un génie divisionnaire pour l'organisation d'une position analogue avec calculs des tonnages de munitions, de fils de fer et de madriers, plans de transport nocturne etc., dont l'intérêt n'était guère que rétrospectif. Le cours de cavalerie, qui ne portait que sur l'emploi de la cavalerie à cheval dont nous avions été à même de juger le rôle dans la campagne, était particulièrement inactuel.

 

Bien entendu, l'étude de l'emploi des chars a été limitée au seul char FT sans aucun essai de prospective et nous avons ignoré les anticipations déjà exprimées par le général Estienne. De même, la part faite à l'aviation, qui n'était pas encore une arme, fut-elle extrêmement réduite.

 

Pour la tactique générale, en revanche, nous eûmes la bonne fortune d'avoir comme chef de cours, pendant la première année, le colonel Lemoine dont l'enseignement s'élevait à une vue générale des grandes formes de la bataille sur la base d'exemples historiques de diverses époques.

 

Malheureusement, le colonel Lemoine ne possédait pas des dons de conférencier en rapport avec sa haute culture et il a été muté au bout d'un an. Le cours de tactique générale s'est trouvé alors réduit à l'étude de la coopération des armes dans des opérations de front continu style 1918. Ces considérations rétrospectives n'étaient guère de nature à susciter entre nous des discussions très animées.

 

En histoire, nous avons suivi deux cours. L'un, très remarquable, très large d'esprit, du colonel Duffour sur la guerre 14-18, l'autre sur la guerre de sécession, par le commandant Daille.

 

Ce dernier était très intéressant en soi, mais desservi par le conférencier.

 

Quant à la stratégie, nous en avons été soigneusement tenus à l'écart, comme si nous n'étions pas d'âge à y comprendre quelque chose. Il ne nous a même pas été indiqué de directions de recherches. Le nom de Clausewitz n'a jamais été même prononcé et l'étude stratégique des théâtres d'opérations européens n'a pas été envisagée.

 

Quelques jours avant la sortie, je me rappelle avoir été reçu, comme tous mes camarades sans doute, par le général Dufieux qui avait remplacé depuis un an le général Debeney au commandement de l’école. Il m'a demandé les réflexions que m'inspirait l'enseignement que j'avais reçu.

 

« Je regrette, lui ai-je dit, d'avoir été cantonné dans un remâchage d'une forme unique et sans doute périmée de la guerre ». Il me semblait qu'il aurait été possible d'étudier des opérations récentes de forme différente, telles celles de Cilicie auxquelles le général Dufieux avait justement participé, celles de la campagne d'Orient en 1918, celles de Pologne en 1920, de Transylvanie en 1916, voire de faire œuvre d'imagination pour chercher la ligne des transformations futures de la guerre, que le rapport de fin de campagne du maréchal Pétain entrevoyait déjà avec lucidité.

 

Mais si l'enseignement de l’école était certainement étriqué et ne nous a pas passionné, sans doute était-il difficile qu'il en fût autrement dans l'immédiat après guerre. Nous avions, au fond, une mentalité de démobilisés. L'avenir était pour nous sans forme ni visage, une nouvelle guerre à peine pensable. Tout ce que l'on nous apprenait et tout ce que nous visitions, nous apparaissait comme plus ou moins périmé. Les exercices tactiques avaient un caractère de jeu beaucoup plus que d'anticipation d'une réalité quelconque.

 

Pour beaucoup leur intérêt résidait dans l'appréciation avantageuse qu'ils devaient leur permettre de donner d'eux-mêmes. Il nous eût fallu un enseignement résolument prophétique, fut-il utopique. Il eût exigé un cadre de « seigneurs », « d'accoucheurs d'esprits », comme l'avaient été en leur temps des Foch, des Lanrezac ou des Pétain.

 

Le nôtre en était, à vrai dire, démuni. L'autorité la plus reconnue était celle du général Bineau, commandant en second, dont le bon sens et la finesse étaient fort appréciés ; mais ce n'était pas un grand animateur.

 

Peut-être à tort, j'ai eu l'impression que c'était bien délibérément que le commandement nous maintenait si étroitement en lisières. Cela me parait ressortir du principe posé par le général Debeney pour nos affectations à la sortie de l'école. A cette époque, les états-majors de corps d'armée et de région avaient été séparés. L’état-major du corps d'armée, actionné directement par le général commandant le corps d'armée, s'occupait de tout ce qui concernait les troupes ; l'état-major de la région, sous l'égide d'un général commandant la région, lui-même subordonné au commandant de corps d'armée, de la mobilisation, des casernements, des services territoriaux. Or, il avait été décidé que les officiers sortant de l'école exécuteraient leur stage d'état-major au seul état-major de la région, aucun n'était affecté à un état-major supérieur. C'est ainsi que j'ai passé une année à établir et tenir à jour les états de réquisition des chevaux de la 6e région comme adjoint au chef de section ad hoc.

 

Quant à la culture générale, j'ai retenu surtout les conférences de M. J. Bardoux, qui étaient d'une rare qualité mais peu nombreuses. Nous bénéficions aussi des conférences d'économie politique de M. Charles Gide, économiste réputé à l'époque. Malheureusement, le conférencier, doué d'une voix caverneuse, décourageait quelque peu l'attention. Ces conférences d'intérêt général faisaient d'ailleurs un peu l'effet de hors d’œuvres. Je suis frappé a posteriori par le peu d'ouverture qui nous était donné sur le monde d'alors. Je ne me rappelle pas qu'on nous ait amenés à réfléchir sur la révolution russe, sur le marxisme ou sur le fascisme qui faisait alors son apparition. En fait, les grands maîtres de culture générale en matière politique étaient, pour un très grand nombre, Maurras et Bainville et c'est dans l'Action française qu'ils cherchaient et trouvaient l'excitant intellectuel dont ils éprouvaient le besoin. Dans les amphis, avant l'entrée du professeur, l'Action Française s'étalait sur nombre de pupitres. Le programme des conférenciers de l'Institut d'Action Française, dont les sujets étaient fort attrayants, étaient affichés dans le tableau officiel à l'entrée de l'École. Les unes se tenaient rue Saint-André-des-Arts les autres à la Cour de Cassation. Plusieurs d'entre nous les suivaient plus ou moins régulièrement. J'ai été du nombre, comme je crois, le capitaine de Gaulle.

 

La 43e  promotion n'est pas parvenue à se créer une personnalité. Il n'y a pas eu pour elle de « vie de promotion », à proprement parler. Les relations entre stagiaires n'ont guère existé qu'à l'intérieur des groupes et ne se sont pas concrétisées en dehors des murs de l'école.

 

Peut-être faut-il en rechercher la cause dans les difficultés de la vie matérielle de l'époque. Après la sortie, aucun lien n'a subsisté entre ses membres. Avec les officiers étrangers, il n'y a pas eu plus de contacts qu'entre les officiers stagiaires français.

 

Dans l'ensemble, je me rappelle ces deux années comme une période agréable de ma vie, au cours de laquelle j'ai beaucoup appris, tant à l'école même qu'à Paris, dont j'ai pu exploiter largement les ressources intellectuelles de toutes sortes, mais je ne saurais dire qu'elles furent pour moi vraiment exaltantes. L'école de guerre d'alors ne m'a pas donné l'impression de mériter pleinement son titre de « Supérieure » et je ne l'évoque pas avec le même enthousiasme que manifestait mon père en me parlant de son propre stage en 1889-1891.

 

Je ne me dissimule pas toutefois ce que peuvent avoir de subjectif les impressions ci-dessus. Sans doute ne coïncident-elles pas entièrement avec celles de tels ou tels de mes camarades de promotion.

 

En me rappelant cependant les conversations que nous entretenions à ce sujet à l'intérieur de mon groupe, je suis porté à croire qu'elles étaient partagées par beaucoup.


Article paru dans le Bulletin trimestriel de l'association des amis de L'École supérieure de guerre.


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