La 60e promotion de l’École supérieure de guerre par le général RENAULD
La 60e promotion,
entrée en 1938, a, en raison de l'ouverture des hostilités, suivi
l'enseignement de l'École supérieure de guerre durant seulement un an. Les
mauvaises langues — il y en a toujours — en déduisent que de ce fait elle n'a
été qu'à moitié déformée. Un stagiaire de la 60e promotion ne se sent pas
qualifié pour en juger.
Ce que peuvent dire
les stagiaires de cette promotion c'est que, pendant l'unique année qu'ils ont
passée dans cette sympathique maison, ils ont eu l'impression qu'ils se
trouvaient à un tournant de son enseignement : l'avant de la voiture avait déjà
amorcé le tournant mais la partie arrière, la plus lourde, restait enfoncée
dans l'ornière. La position du stagiaire, passager du véhicule, était donc
parfois inconfortable.
Expliquons-nous.
L'École de guerre de 1938 ne fait pas la doctrine. Elle enseigne l'emploi des moyens et la technique d'état-major à l'échelon de la division et du corps d'armée dans l'esprit des règlements en vigueur qui ont été élaborés par des commissions travaillant d'après les directives de l'état-major de l'armée, l'état-major du ministre, lui-même soumis à des directives dérivant d'impératifs qui ne sont pas uniquement militaires.
L'instruction sur
l'emploi tactique des grandes unités, approuvée le 12 août 1936 par E. DALADIER
ministre de la Défense nationale et de la Guerre, remplaçait l'instruction
provisoire de 1921. Sa commission de rédaction, présidée par le général
GEORGES, dès le début du rapport au ministre qui indique l'esprit dans lequel a
été effectué son travail, soulignait « que
les progrès d'ordre technique ne modifiaient pas sensiblement dans le domaine
tactique les règles établies par ses devanciers » et « qu'elle avait déduit en
conséquence que le corps de doctrine, objectivement fixé au lendemain de la
victoire par des chefs éminents venant d'exercer des commandements élevés,
devait demeurer la charte de l'emploi tactique des grandes unités. »
Le général FAVE
écrivait après la guerre de 1870 : « L'étude
attentive d'un grand revers est aussi instructive que la recherche des causes
d'un important succès. » Elle l'est même beaucoup plus car l'euphorie
consécutive au succès ralentit le plus souvent la recherche d'une évolution des
moyens et de leur emploi. LIDDELL HART l'a exprimé plus brutalement : « Armies learn only from defeat — les armées
n'apprennent que dans la défaite. »
Cependant, et malgré
sa très prudente introduction, l'instruction fait mention de ces moyens
nouveaux ou améliorés : fronts fortifiés, unités motorisées et mécaniques,
chars lourds, moyens antichars et de transmissions. Leur emploi est indiqué,
parfois même lorsque le moyen n'existe qu'à l'état de prototype : il se trouve
page 22 un paragraphe de près de vingt lignes sur l'autogyre. Combien
d'officiers ont eu l'occasion de voler sur autogyre avant 1940 ? J'avais
eu plusieurs fois cette chance comme celle de ne pas subir l'accident fréquent
du renversement de l'appareil à l'atterrissage qui détruisit successivement la
plupart des appareils en expérimentation. Sur les demandes pressantes de
l'inspecteur de l'artillerie, le général GAMELIN demanda le 10 août 1939 la
construction de cent autogyres pour l'observation d'artillerie. C'était trop
tard et rien n'en résulta.
Cette
instruction marquait donc de ce fait une tendance, certes prudente mais
existante, vers une augmentation de la mobilité dans la manœuvre ; elle
signalait les effets en découlant, en particulier « une certaine accélération
du rythme de la bataille ».
L'IGU 36 a
été diffusée dans les derniers mois de l'année. Les cadres de l'École ont donc
étudié puis appliqué les prescriptions de ce document lequel, par son objet,
s'adressa plus particulièrement au cours de tactique générale alors que les
cours d'armes devaient toujours s'appuyer sur les règlements anciens de leur
arme et, sauf certaines individualités brillantes, restaient attachés aux
errements précédents.
D'où, pour
le stagiaire, un sentiment de discordance particulièrement apparent lorsque le
problème était étudié dans le cadre des différents cours d'armes puis dans
celui du cours de tactique générale.
Les cours d'infanterie et d'artillerie restaient (sauf les individualités signalées plus dans l'esprit méthodique et processionnel de 1916-1917, l'artillerie suivant le rythme De l'infanterie ; certains stagiaires leur avaient affecté l'étiquette « 100 mètres en 3 minutes ». Le cours de cavalerie, arme dont la motorisation était entamée, était entré sans difficulté dans le jeu, convenant à son esprit, de l'initiative et de la souplesse dans la manœuvre et rejoignait le cours de TG dans la recherche de l'emploi de ces possibilités nouvelles, sans d'ailleurs que les divisions mécaniques aient été étudiées pendant notre année d'École.
A cela
s'ajoutait un changement de personne dans le commandement de l'École. Son nouveau
chef, le général MENDRAS, qui avait auparavant participé à la rédaction de
l'IGU 36 avait occupé le poste d'attaché militaire à Moscou et y avait acquis
une vision large de l'emploi des moyens nouveaux. Lors des critiques
d'exercices il prenait la parole pour insiste-sur les points qui lui étaient
apparus comme de première importance : « Pensez-y messieurs : vous
aurez en face de vous des chars en masse, des avions en masse, des
parachutistes en masse !... »
Si nous
n'avons pas vu sur le front français des masses de parachutistes en 1940, les
masses de chars et les avions en masse ne nous ont pas épargnés et nos alliés
hollandais ont vu descendre
sur leur territoire deux divisions, l'une parachutiste, l'autre
aérotransportée.
Dans le
programme d'instruction qu'il n'avait pas lui-même mis au point, le général ne
pouvait combler certaines lacunes. Beaucoup de sujets qui nous apparaissent
aujourd'hui d'un intérêt incontestable n'avaient pas été évoqués devant cette
promotion qui allait être jetée dans les états-majors en août 1939.
Alors que
la guerre d'Espagne battait son plein et servait de laboratoire à l'aviation et
aux chars allemands, nous n'avons pas eu la moindre notion des indications que
l'état-major de l'armée en tirait, si tant est qu'il en ait tiré.
Notre
promotion, entrée juste après Munich et sortie juste avant Dantzig, a vu dans
sa courte année d'école les Allemands entrer à Prague et les Italiens entrer en
Albanie sans que cela ait amené des explications sur l'action — disons
psychologique, en fait politique — des adversaires alors éventuels. La seule
réaction enregistrée fut, outre le classique rappel de permission, le souci
d'éviter les heurts entre le stagiaire italien et le non moins sympathique
stagiaire albanais. A propos des stagiaires étrangers il faut noter que les
amitiés nouées lors de leur séjour à l'ESG ont été dans plusieurs cas
bénéfiques pour notre pays.
La 60e
promotion poursuivait l'étude de thèmes dans lesquels l'ennemi appliquait nos
propres règlements et manœuvrait avec notre propre lenteur. Et pourtant la Revue
d'Infanterie donnait des thèmes d'exercices de petites unités allemandes et
les stagiaires qui les lisaient - il y en avait - étaient frappés par la
netteté et la brièveté des ordres donnés qui contrastaient avec la lourdeur de
ceux que l'on nous imposait.
Depuis
1918, on avait, en France comme en Allemagne, cherché quel était le meilleur
emploi des chars pour désorganiser le dispositif adverse. Un article de la Revue
internationale d'histoire militaire (n° 33 de 1975, édition allemande) est
intitulé PIGEAUD contre VELPRY nom de
deux généraux français, anciens stagiaires à l'ESG ; le premier avait été
inspecteur des chars après en avoir commandé un régiment, l'autre chef de la
section chars à la direction de l'infanterie. M. Volker WIELAND y étudie les
articles sur l'emploi des chars de combat parus dans la Revue militaire
française entre 1919 et 1939 sous la signature de ces deux officiers et
celle d'autres officiers (BOULLAIRE, MERAT, ALLEHAUT, CHEDEVILLE et autres).
Avant même la constitution des premières divisions allemandes en 1934 ils
avaient réfléchi à l'emploi et la mise en œuvre du moyen de combat créé en
France par le général ESTIENNE, lequel n'avait cessé d'en proclamer les
possibilités non encore exploitées ; dès 1919 il réclamait des matériels
blindés pour toutes les armes ; dès 1921 il envisageait une armée blindée «
qui, appuyée par l'aviation rompt le front ennemi et quelques jours plus tard
est prête à porter un nouveau coup à 100 kilomètres de là », c'est-à-dire «
force l'ennemi à un remaniement précipité de son dispositif » ce qui, indiquera
le général DUFFOUR au CHEM en 1931, « est la marque d'une forte stratégie
». De toutes ces idées on ne nous a point parlé — mais nous pouvions lire dans
la Revue militaire générale (qui, après une éclipse de plusieurs années,
venait de reparaître en 1938) un article du général VELPRY, Tactique d'hier et de demain, citant et
approuvant l'opinion du général autrichien EIMANNSBERGER : « L'emploi tactique des chars préconisé dans cette instruction
(de 1936) constitue une méconnaissance gigantesque des réalités. »
Enfin et
surtout, l'appui aérien envisagé par nos forces aériennes était limité à la
reconnaissance et l'observation. L'IGU 36 considérait d'ailleurs comme
exceptionnel l'appui au sol par la chasse, et le bombardement agissait
uniquement sur les arrières du champ de bataille. Le général GAMELIN devait
d'ailleurs insister sur ces notions lors de la séance du Conseil supérieur de la
guerre du 8 décembre 1938. Le FUG (Führung
und Gefecht der Verbundenen Waffen) qui est à peu près l'équivalent de
notre IGU consacrait dès 1921 une page entière à l'emploi des escadres de
combat (Schlachtgeschwader)
spécialisées dans l'appui au sol du combat d'infanterie : il étudiait en détail
l'emploi d'un moyen que la Reichswehr n'avait pas et n'avait pas le droit
d'avoir. Ce FUG était étudié depuis 1931 au cours d'allemand de l'ESG : c'est
ainsi que quelques stagiaires pouvaient savoir que cette action de l'aviation
était possible, alors que nos aviateurs semblaient avoir oublié l'emploi de
notre division aérienne en appui au sol lors des combats de 1918...
Lorsqu'un
des stagiaires, partant rejoindre son affectation de couverture en août 1939,
vint saluer le général commandant l'ESG, celui-ci en conclusion d'un entretien
sur un mode familier lui dit : « Il
m'aurait fallu encore au moins un an pour remuer ces poids lourds de certains
cours d'armes. » Il employa d'ailleurs une expression nettement plus
soldatesque que celle de « poids lourds ».
Il serait
cependant injuste de jeter la pierre à ces instructeurs très dévoués qui nous
ont appris beaucoup de choses et qui exécutaient leur mission d'après ce qui
figurait dans leurs règlements d'arme. Si certains, imbus de leurs propres
souvenirs, n'avaient pu secouer la poussière et la boue d'une longue période de
guerre de stabilisation, les règlements sur lesquels ils devaient s'appuyer ne
l'avaient pas fait non plus. S'ils n'ont pas su faire craquer ce cadre, la
responsabilité n'en est-elle pas beaucoup plus haut, là où s'élaborait la
doctrine et où aurait dû souffler l'esprit — et n'est-ce pas là qu'il aurait fallu,
à défaut de pouvoir changer les caractères, changer les hommes, du genre de
celui dont on a pu écrire : « Cet homme
distingué, droit, aimable, s'effondrait au moindre heurt. Jamais une flamme,
jamais un sursaut de volonté quand les choses allaient autrement qu'il s'y
attendait. Le trait marquant de sa nature était la passivité, la résignation,
l'horreur de toute manifestation autoritaire. Ce serait faire preuve
d'injustice que de lui dénier de très belles qualités intellectuelles ; mais
ses ailes rognées lui interdisaient toute montée vers les cimes. L'audace de la
pensée l'effrayait de même que toute manifestation brutale de sa volonté. »
Ce
portrait sans indulgence est celui de MOLTKE, le Jeune, le vaincu de la Marne,
tracé par le général allemand Wilhelm GROENER dans son livre Le
généralissime malgré lui (der
Feldherr wider Willen) — dont la traduction avait été effectuée par le
cours d'allemand de l'École de guerre en 1933...
Donc on
trouve dans cette période une influence de la doctrine officielle sur
l'enseignement de l'École de guerre et non l'inverse. L'influence qu'avaient pu
avoir autrefois les BONNAL ou les FOCH tenait non seulement à leur caractère
mais aussi au fait que la stratégie était alors enseignée à l'École : le
lieutenant-colonel FOCH était en 1900 «
professeur du cours d'histoire, stratégie et tactique générale ». Plus
tard, commandant l'École, il demanda une troisième année d'étude pour les
quinze stagiaires les mieux classés afin d'y développer l'étude de la
stratégie. L'expérience dura un an. Ce fut finalement le Centre des hautes
études militaires qui prit la responsabilité de cet enseignement qui permit
ainsi de « recycler » les cadres
supérieurs mais tendit à limiter l'enseignement de l'ESG au niveau de la grande
tactique, l'Operativ comme disent les
Allemands. En 1928, le général HERING, commandant l'École, « ennemi juré de tout conformisme » exprima lors d'une visite
à l'École de guerre polonaise « son désir
d'étudier la guerre sur des théâtres d'opérations aux vastes horizons, la
guerre sur des fronts immenses, la guerre de mouvement dans sa conception la
plus large, celle qui demande au chef, à tous les échelons de la hiérarchie, le
coup d'œil, le sang-froid et la décision poussée au suprême degré... ». Ce
n'était pas l'avis du haut commandement ni du gouvernement et ils le firent
savoir. Le général HERING quitta l'École qui ensuite se cantonna pratiquement
dans son rôle d'enseignement.
Finalement
ce qui m'a le plus frappé dans cet enseignement c'est évidemment la conscience
et le dévouement de nos instructeurs, qu'ils fussent « évolués » ou «
traditionnels » :
- les avertissements du général MENDRAS au sujet des chars et des avions (surtout lorsqu'en juin 1940 je pus constater combien il avait eu raison) ;
- la simplicité et la clarté des idées exprimées par le colonel REVERS du cours de tactique générale ;
- surtout peut-être, une conférence d'histoire du colonel
HAUTCOEUR. Il nous exposait une situation trouble et incertaine de 1914 assez
semblable à celles que nous avons connues dans les replis de juin 1940. L'ordre
de division qu'il nous présentait était confus et mal rédigé, évidemment écrit
à la hâte, au bord d'un fossé, par un officier recru de fatigue, ordre
évidemment bien différent des ordres «
gabarit » qui nous étaient recommandés. Il y eut quelques sourires parmi
les stagiaires et le professeur nous dit : «
Je souhaite messieurs, que lorsque vous vous trouverez, peut-être bientôt, dans
une semblable situation, les ordres que vous rédigerez ne soient pas plus mal
venus que celui-ci », et il ajouta : «
De l'autre côté, c'est la même chose. »
L'historien
des combats peut en effet juger les faits en eux-mêmes ainsi que leurs
conséquences ; mais pour juger les hommes il doit se souvenir qu'il s'agit
d'êtres de chair et de sang, soumis à la fatigue et à l'incertitude et même à
l'angoisse, dans une ambiance - facteur capital alors trop souvent passé sous
silence dans nos travaux d'École - qui n'a rien de comparable à la quiétude et
au calme d'un cabinet de travail où l'historien se trouve en pleine
disponibilité physique et intellectuelle.
C'était là une belle leçon donnée par notre chef du cours d'histoire à ceux qui, au sortir de l'École supérieure de guerre, allaient vivre la désespérante histoire de la guerre de 1939-1940.