LE CENTRE DES HAUTES ÉTUDES MILITAIRES 1934-1935




Extrait des Souvenirs du général Lestien de la 36e promotion de l’École supérieure de guerre

 

J'avais été désigné pour le Centre des hautes études militaires (CHEM). D'après les règles adoptées, il fallait, si je ne me trompe, pour être admis à ce stage, avoir été nommé colonel avant 56 ans, ou lieutenant-colonel avant 54, c'est-à-dire être susceptible de devenir général de division. Je remplissais ces conditions. Je ne pouvais échapper à cette désignation.

Pourtant ma répugnance était grande. J'avais, depuis douze ans, pu observer ce centre de très près. J'avais reçu à son sujet de nombreuses confidences. Ma conviction était solidement établie ; sous sa forme présente, cette institution était néfaste, et le stage qu'on y accomplissait ne pouvait être que pénible à un homme doué de quelque personnalité.

Son but eût dû être de mettre en contact des hommes possédant une vaste culture militaire et une expérience déjà longue, et, tout en complétant sur quelques points précis, leurs connaissances, notamment celles qui sont nécessaires à l'exercice de commandements importants, de leur offrir l'occasion de confronter et de corriger leurs conceptions.

Mais, d'une part, le nombre de stagiaires, qui avait atteint jusqu'à près de quarante, était trop élevé, même réduit à une trentaine, comme cette année. S'il est possible, en effet, quoique déjà délicat, de diriger les discussions d'une trentaine d'hommes (c'était le nombre que Foch avait admis lors de l'institution du « cours des élèves maréchaux », troisième année de l'École de guerre, première ébauche du futur CHEM), il est tout à fait impossible de mettre de l'ordre dans de telles libres conversations ou discussions si une trentaine de membres y prennent part. Trente ou quarante stagiaires, cela ne peut constituer un « centre » ; cela devient fatalement une école, si on ne veut pas que ce soit une « parlotte ».

D'autre part, une notion s'était peu à peu dessinée : le CHEM pouvait être un moyen de rechercher, d'éprouver les hommes susceptibles d'exercer les commandements élevés de l'armée, vérifier leur aptitude à ces commandements. Un haut-commandement digne de ce nom possède certes des moyens plus sûrs : la réussite dans un commandement donné est encore, à mon avis, la meilleure garantie de réussite dans un commandement supérieur. Il faut cependant reconnaître que tout chef a un « plafond », et que certains sont fermés aux notions et aux combinaisons indispensables dans les postes de commandant de corps d'armée ou d'armée, voire de chef d'état-major d'armée. Déceler ces inaptitudes radicales pouvait être utile.

Mais était-il besoin pour cela de plusieurs mois de stage ?... Il arriva fatalement que, préoccupés du jugement à porter en fin de stage, les directeurs de centre prissent l'habitude de noter à tout propos les stagiaires, et cela acheva de transformer le centre en une école[1].

Or, soumettre au régime et aux moeurs scolaires des hommes de plus de cinquante ans ne peut que les rabaisser, intellectuellement et moralement, même si de mesquines préoccupations personnelles n'y contribuent pas. Ceci est indépendant de la personnalité et du tempérament du directeur.

N'avais-je pas vu des chefs aussi différents que Weygand, Ragueneau et Bineau incapables de réagir contre des errements qu'au fond d'eux-mêmes ils ne pouvaient que désapprouver ? Le seul nom d'auditeurs qu'on donnait aux stagiaires du centre est bien caractéristique : il marque le rôle passif qui leur est imposé. Le conformisme y est de règle. Tant pis pour ceux qui ne s'y plient pas, volontairement ou par tempérament naturel !

Je savais que je serais de ceux-ci, sans doute très rares. La perspective de ce régime scolaire ne m’était pas moins désagréable que celle de l’épreuve.

Je ne pouvais, sans faire scandale et sans renoncer à tout avancement, repousser cette désignation. Mais j’aurai béni tout événement, toute affectation qui m’eût dispensé de cette corvée.

Peu s’en fallut que j’eusse cette chance. Il fut en effet question de mon rappel au cabinet du ministre. J’ai dit précédemment pourquoi ce projet n’aboutit pas. 

Je dus donc me résigner à l’inévitable. Mes prévisions devaient se trouver confirmées, et au-delà, par l’expérience.

Pourtant la direction du centre m'était sympathique. Le directeur était en effet le général Bineau. Je le connaissais depuis vingt ans. Nous avions les meilleurs rapports pendant la guerre, alors que nous étions, lui au 1er bureau du GQG, moi à l'état-major du GAE, puis au 3e bureau du GQG. Je l'avais retrouvé commandant en second l'École de guerre ; il m'y avait noté en termes particulièrement élogieux. J'estimais son calme et son bon sens, si je regrettais chez lui une timidité d'esprit qui n'était sans doute qu'une méfiance raisonnée à l'égard des aventures.

Son chef d'état-major, Montagne, avait des travers que j'ai déjà signalés mais il m'avait toujours manifesté plus que de la camaraderie. Ses adjoints Bailly, Campet, Crochu, Vignol et Menuel, avaient été mes élèves ; ils m'avaient toujours témoigné un grand respect, et certains même une véritable admiration. Sauf Vignol, qui avait beaucoup d'esprit, je ne les considérais pas comme des « cerveaux », et je trouvais assez plaisant qu'ils auraient à examiner nos travaux ; mais ceci ne m'empêcherait pas de me sentir presque chez moi dans cette maison, dont, au cours de mes années de professeur, on m'avait considéré comme faisant partie.

Les camarades désignés en même temps que moi ne m'étaient pas moins sympathiques. Je connaissais déjà la plupart d'entre eux. Je ne voyais parmi eux aucun de ces hommes qui, par leur « avancite » ou par leur égoïsme parfois cynique, empoisonnent la vie d'un groupement. On pouvait donc espérer que l'année s'écoulerait sans incident fâcheux - et effectivement, il en fut bien ainsi.

Le programme de cette « année scolaire » comportait différents stages d'information, notamment au centre d'études tactiques d'artillerie de Metz, dans un camp d'aviation et à l'École des chars de combat, un voyage d'études dans les Alpes, puis, à partir du 1er novembre des conférences d'instruction générale, des conférences sur des sujets militaires, quatre séries de travaux, consacrés à la guerre de montagne, à la défensive, à l'attaque d'un front fortifié, à une offensive en terrain libre, un exercice en salle consacré aux opérations combinées avec la marine et l'aviation, un voyage de frontière, un voyage de stratégie, qui était en fait un voyage de tactique générale et d'état-major.

Les stages d'information eurent sur nous une action plutôt déprimante. Ils nous firent toucher du doigt de graves lacunes de notre préparation militaire et de l'insuffisance de nos fabrications de guerre, tant en ce qui concernait l'aviation que l'artillerie. Faute d'éléments de comparaison, nous ne nous rendions pas compte qu'il en était de même des chars.

Le voyage des Alpes fut pour moi une promenade ; mais ce fut une révélation pour nombre de mes camarades. J'eus la stupéfaction de constater que certains de ces colonels n'avaient jamais mis les pieds dans cette région. Rien ne prouve mieux l'incuriosité, la routine et le « sédentarisme » du bourgeois français : jamais ces hommes, qui chaque année prenaient des vacances, n'avaient eu la tentation de venir voir les Alpes ! Le voyage était dirigé par le général Dosse, ce fut mon premier contact avec cet homme agité et trépidant. Il me remarqua tout naturellement, puisque j'étais des rares à paraître comprendre la montagne. Je devais en avoir la preuve l'année suivante.

Les cours proprement dits commencèrent en novembre.

Quelle ne fut pas ma surprise de voir un grand nombre de mes camarades y arriver munis de cahiers comme des écoliers et s'astreindre, pendant les conférences, à prendre des notes et à en emplir des pages et des pages, qu'ils recopiaient chez eux consciencieusement ! Ainsi ces futurs grands chefs étaient surtout et avant tout de bons élèves ! J'en éprouvai, je l'avoue, une grave désillusion...

Ils paraissaient, d'ailleurs, découvrir certaines questions économiques et sociales qui m'étaient familières depuis plus de trente ans, et qu'on avait évidemment raison de leur exposer, puisqu'ils les ignoraient.

Ma désillusion s'accentua encore quand on en vint aux exercices tactiques. Chacun d’eux comportait trois travaux rédigés à domicile sur un thème en trois parties, distribuées successivement ; ces travaux devaient être remis à date fixe et faisaient l'objet, quelques jours plus tard, d'une correction publique - ou plutôt, disait-on pudiquement, d'une discussion publique. Les thèmes étaient établis par le centre mais la correction en était officiellement assurée par un commandant de corps d'armée. On prétendait, non sans quelque vraisemblance malheureusement, que la direction de ces travaux était pour les commandants de corps d'armée une épreuve, comme ces travaux eux-mêmes pour les stagiaires, et que leur réussite ou leur échec dans cette épreuve avait valu à certains leur nomination au Conseil supérieur de la guerre ou au contraire les en avait fait écarter. Les directeurs désignés étaient, cette année-là, Moyrand, commandant du 15e CA, Blanchard, commandant du 7e CA, et, si je ne me trompe, de Montmarin, commandant du 9e CA - un fantassin, un artilleur, un cavalier ! Qu'il m'ait fallu faire effort pour me rappeler que c'est bien Montmarin qui dirigea le troisième de ces exercices, rien ne prouve mieux que l'impression produite fut vraiment insignifiante !

Je les connaissais tous trois, Moyrand et moi, nous avions appartenu en même temps au 3e bureau du GQG et nous avions travaillé sur la même table au palais de Compiègne avant de nous retrouver professeurs à l'École de guerre ; - j'avais rencontré fréquemment Blanchard quand il était à l'état-major de Foch ; - quant à Montmarin, nous avions à Verdun préparé ensemble l'examen d'entrée à l'École de guerre sous la direction du lieutenant-colonel Deville, et nous avions été camarades de promotion dans cette École. C'étaient tous trois des hommes sérieux, appliqués, consciencieux, mais sans personnalité - de bons élèves, eux aussi ; malheureusement l'un d'eux devait, au cours de la guerre être appelé, en un jour décisif, à jouer un rôle capital !

Leur participation aux travaux du centre et leurs « corrections » ne pouvaient que refléter leur insignifiance réelle. On sentait leurs regards tournés vers le directeur du centre et surtout vers son adjoint Montagne, dont ils connaissaient l'esprit critique, plutôt que vers les « auditeurs ». Plus que de faire triompher leurs idées ou de convaincre de la valeur de leurs solutions, c'est de la conformité de ces idées et de ces solutions à la doctrine officielle qu'ils étaient préoccupés.

Cette doctrine officielle était, d'ailleurs, toute de méthode et de prudence. Ne jamais s'aventurer et ne rien risquer, tel était le principe absolu. On devait attaquer qu'après des préparations d'artillerie nécessitant un approvisionnement de munitions, qui exigeait plusieurs jours pour être monté en ligne et un nombre de pièces qui, pour un front de quelques divisions, correspondait à la totalité de notre armement. On ne devait viser que des objectifs successifs bien définis. Sans doute s'ingéniait-on à réduire la durée de ces apports de munitions et des mises en batterie et à augmenter l'intervalle de ces objectifs successifs. Mais il était évident que, si on appliquait ces formules, toute surprise était impossible, et que, d'une part la brèche serait insuffisante pour désorganiser le système de défense ennemi, tandis que, d'autre part, tout serait à recommencer quelques jours plus tard contre un ennemi qui aurait le temps de s'organiser à nouveau. La guerre, ainsi conçue, était une absurdité, une usine et un massacre assurant la victoire finale de l'armée la plus nombreuse disposant de l'industrie la plus puissante - et par conséquent notre inévitable défaite...

Je m'indignais violemment à chaque exercice ; mais non seulement la plupart de mes camarades se résignaient : ils s'appliquaient à observer strictement les principes. Révolté par cette absurdité, que condamnaient les leçons de l'histoire - et que les événements de 1939-40 devaient montrer plus folle encore, je me refusais à attacher la moindre importance à ces travaux ; la plupart, au contraire, ne songeait qu'à faire de « bons devoirs ». Certains se réunissaient par équipes pour être plus certains de ne pas se tromper. La contagion était telle, que les meilleurs la subissaient : c'est ainsi que je reçus plusieurs fois la visite de l'un d'eux, qui pourtant devait plus tard faire preuve de personnalité, d'Astier de Lavigerie, alors mon voisin à Versailles, qui venait, comme un bon condisciple, me demander des conseils et me soumettre ses brouillons !

Pourtant ces camarades représentaient incontestablement une élite. Sans la guerre de 1939-40, certains auraient certainement occupé les postes les plus élevés.

Le plus ancien était mon camarade de promotion, le général Petiet. Il avait commandé l'École de Saumur et, placé à la tête d'une division de cavalerie, il s'acquitta, aussi bien que la situation le lui permettait, des tâches difficiles qui lui furent confiées. On peut s'en rendre compte à la lecture de ses souvenirs de guerre qu'a publiés « La Revue des Deux-mondes » et qui sont d'une sincérité incontestable. C'était un homme de devoir et un parfait camarade, très « ancienne armée » par ailleurs, et un des derniers officiers à porter monocle. Nous nous entendions parfaitement. J'eus cependant avec lui une discussion curieuse. Je racontais au milieu d'un groupe d'officiers que, en prenant le commandement du 5e, j'avais déclaré à mes chefs de bataillon que je désirais voir leurs bataillons aussi différents l'un de l'autre qu'ils l'étaient eux-mêmes, puisque cela prouverait qu'ils auraient su imprimer leur personnalité à leur unité. « Mais alors, protesta Petiet, tes bataillons n'étaient donc pas interchangeables ? – Bien sûr que non, ils ne l'étaient pas, et j'aurais été navré qu'ils le fussent : des unités de l'armée française ne doivent jamais être de simples pions ! » Je l'avais scandalisé, et je ne réussis pas à le convaincre.

Les autres cavaliers de la promotion furent peu heureux au cours de la guerre. De Colstoun fut fait prisonnier, après avoir fait crânement tout son devoir ; un autre, commandant une brigade de spahis, fut rendu responsable d'un repli trop rapide et trop profond de cette brigade, au début de l'attaque allemande de mai ; le dernier, beau cavalier d'Afrique lui aussi, mais aussi mal préparé à la grande guerre, se suicida, me dit-on, après deux affaires particulièrement malheureuses.

Les artilleurs me déçurent. A l'exception de deux d'entre eux, de Duchemin, qui, par amour de la difficulté, s'écartait systématiquement des solutions officielles, et de Decharme, que sa finesse naturelle maintenait à l'écart des courants, ces polytechniciens se montrèrent les plus « écoliers » du groupe, les plus désireux de s'imprégner des idées régnantes, les plus méfiants à l'égard de toute conception un peu originale. Était-ce une coïncidence, ou devaient-ils cette timidité d'esprit à leur formation ? Je ne sais... Je dois ajouter que, seuls, Duchemin et Decharme reçurent, au cours de la guerre, le commandement d'une division - ce qui tendrait à prouver qu'en haut lieu on ne les avait pas si mal jugés. Ils assurèrent ce commandement de façon remarquable.

Les fantassins étaient, comme il convient, de beaucoup les plus nombreux. Sauf cinq d'entre eux, qui exerceront pendant la guerre des fonctions d'état-major, et un autre qui était trop jeune, tous recevront le commandement d'une division, et même, pour Gransart, d'un corps d'armée. Ils s'en tireront avec plus ou moins de bonheur ; mais la formation au centre sera certainement étrangère au succès de ceux qui réussirent, si j'hésite peut-être à la rendre responsable de l'excessive timidité qui causa l'échec des autres.

Quant aux aviateurs, c'étaient de beaux soldats, mais rebelles au travail en équipe, des individualités qu'on regardait avec curiosité et sympathie mais qui n'exerçaient aucune influence. L'un d'eux devait être sottement compromis dans le pseudo complot des « Cagoulards », un autre devait, après la guerre, être l'un des premiers à rejoindre la dissidence...

Je plaçais au premier rang Mer et Gérodias pour leur clarté d'esprit et l'étendue de leurs connaissances militaires, Duchemin par sa vivacité et son originalité d'esprit.

Celui-ci était, avec moi, le seul qui osât adopter des solutions évidemment contraires à celle qu'on pouvait deviner comme la solution officielle, lui, par amour de la difficulté et pour le plaisir de soutenir un paradoxe, moi par un esprit d'opposition que je dois reconnaître aujourd'hui aussi absurde en soi que la soumission aveugle. 

Je n'ai jamais pu avoir connaissance des notes qui me furent données à l'issue du stage. Elles ne durent pas être mauvaises, puisque mon avancement se précipita dès le lendemain. Mais je suppose toutefois que l'indépendance excessive dont j'avais fait preuve et qu'on ne dut pas manquer de signaler ne fut pas étrangère à l'échec de ma candidature à la direction de l'École de guerre, candidature qui se posa de nouveau vers cette époque, quand Lannurien fut atteint par la limite d'âge, et qui fut écartée au profit de mon excellent camarade Mendras, d'ailleurs tout à fait qualifié pour cette fonction, et par ailleurs, artilleur.

Dès le lendemain de la clôture du stage, je détruisis sans le moindre scrupule, moi qui ai la manie de la conservation, tous les cours et tous les thèmes qui m'avaient été distribués pendant cette année, car je sentais qu'on n'en pouvait tirer rien d'utile. La terrible leçon de la guerre ne devait que trop justifier cette impression.



[1] « Nous sommes bien sages » m'écrivait Pagézy le 2 octobre 1927. « Nous mettons nos lunettes pour prendre des notes. Certains ont des verres fumés qui leur permettent de dormir. D’autres encensent leurs maîtres... Telle est l'École du haut-commandement ».

 





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