Allocution de clôture des études de la 86e promotion, prononcée par le général de division DE FAVITSKI le 25 juin 1974


 

 

Voilà, Messieurs, sur le point d'être clos, avec l'achèvement de vos études à l'École de guerre, un chapitre de votre existence.

 

Cet événement est suffisamment important pour qu'il soit traditionnellement entouré d'une certaine solennité et pour qu'y préside la haute autorité sous les ordres de laquelle se trouve placée notre école, le chef d'état-major de l'armée de Terre. Empêché cette année, le général de Boissieu, a bien voulu se faire représenter par le général Biard, major général, son plus proche collaborateur.

 

Qu'il me soit d'abord permis de lui exprimer l'honneur que nous en ressentons et, d'avance, notre gratitude pour ce qu'il vous dira tout à l'heure sur les grands problèmes de son ressort, dont il est bon que vous soyez informés au moment où vous allez quitter le domaine de la pensée pour celui de l'action, celui de la théorie pour celui de la réalité et celui des spéculations gratuites pour celui des responsabilités.

 

Au préalable, c'est le commandant de l'École de guerre qui vous adresse ses adieux, en faisant d'abord un bref retour sur ce qui, demain, sera déjà du passé, en vous fournissant ensuite, en guise de viatique pour l'avenir, d'ultimes éléments de réflexion.

 

*

 

*         *

 

Parlons d'abord de ce qui sera demain le passé. J'aurai vu défiler ici cinq promotions, dont au moins trois à temps plein, sans compter celle à laquelle j'ai moi-même appartenu il y a dix-huit ans. Cela m'autorise à vous dire que, pourtant placée dans un cadre identique, chaque promotion n'en possède pas moins sa physionomie propre, son originalité.

 

Dans l'harmonieux équilibre des éléments qui la composent, la vôtre n'est guère différente de ses devancières immédiates : l'on y a vu rassemblés, autour d'une majorité d'officiers admis au concours, environ vingt pour-cent d'officiers brevetés techniques et vingt pour-cent d'officiers étrangers. Il n'en sera pas toujours ainsi, hélas ! et pas plus tard qu'à la rentrée de septembre prochain.

 

Malgré cette similitude de composition, votre originalité tient à certains traits que je voudrais souligner.

 

En premier lieu, vous avez eu, durant vos deux années d'études, le même directeur, si j'excepte les quatre mois que vous avez passés au CSI et je profite de la circonstance pour rendre à ce directeur l'hommage qu'il mérite. Il vous a marqués d'une empreinte qui fera de vous, dans les annales de l'École, la promotion Saint-Hilaire.

 

En second lieu, votre programme d'enseignement, tout en ayant de très larges plages communes avec celui des promotions qui ont précédé la vôtre, n'en comporte pas moins un certain nombre de traits particuliers.

 

En première année, vos études opérationnelles ont naturellement porté sur des situations tactiques s'inscrivant dans le cadre stratégique retenu par le commandement, lui-même adapté à la politique nationale de dissuasion fondée sur la menace d'emploi des armes nucléaires tactiques et, en cas de besoin, stratégiques.

 

Mais, s'ajoutant à l'inclusion de l'exercice DEFENSE dans le programme Je première année, le nécessaire a été fait, dans les divers exercices, pour hausser vos réflexions à un niveau convenable et pour en étoffer le contenu. Le résultat est que, pour la première fois depuis plusieurs années, votre promotion a été, dans le rapport annuel du directeur du CSI, estimée parfaitement préparée aux études que vous y avez faites. Cette appréciation est suffisamment exceptionnelle pour mériter d'être soulignée.

 

La deuxième année, elle, a vu l'effort de la Direction des études porté sur le renforcement de l'intérêt des questions inscrites au programme. L'exercice GRAND DUC vous a permis de recueillir des témoignages inédits d'un certain nombre de personnalités ayant pris une part active à la Résistance. L'étude du problème de la subversion et de la lutte antisubversive, même si elle n'a pas pu recevoir la place autonome qu'elle mérite, a été réintroduite dans le programme avec l'accord du CEMAT et a saupoudré tel ou tel des exercices existants. Enfin, l'exercice MASSENA, modifié et enrichi, a été rétabli à votre profit et vous a permis d'avoir un aperçu de certaines situations de combat particulières sortant du cadre privilégié que j'évoquais tout à l'heure : le combat de montagne, le combat en zone urbaine, les opérations combinées d'intervention extérieure.

 

Quant aux voyages, vous êtes également sortis des sentiers frayés, puisque, sans parler des Alpes, de la Provence et de la Corse, vous êtes allés aux deux extrémités du bouclier constitué par l'O.T.A.N. en Europe occidentale à hauteur du 15' degré de latitude est, des franges de l'océan Arctique à celle de la mer Ionienne, sur les traces de Guillaume le Conquérant, de Bernadotte, de Robert Guiscard et de Murat et, plus près de nous, sur les pas des chasseurs de Bethouart, des légionnaires de Kœnig et des tirailleurs de juin. Pour tout cela, de même que j'ai, à l'instant, rendu hommage au colonel de la Haye Saint-Hilaire et à son équipe de professeurs, je veux aussi remercier tous les cadres de l'École, ceux de la Direction des études, comme ceux relevant du chef d'état-major, qui ont permis à ce programme de se dérouler dans des conditions qui resteront, j'en suis sûr, gravées dans vos mémoires.

 

Mais ce ne sont pas seulement ses activités qui donneront à votre promotion la physionomie qui lui est propre. Ce sont aussi ses qualités intrinsèques. De celles-ci, je dirai seulement que celles qui vous distinguent aux yeux de vos cadres sont l'homogénéité et la cohésion. Non pas que, comme les promotions précédentes, vous n’ayez pas en votre sein des personnalités éminentes que l'avenir portera sur le pavois. Mais elles ont su concilier le désir de briller avec le souci du travail d'équipe. C'est pourquoi vos cadres garderont de vous le souvenir d'une promotion ouverte, disponible, attentive et amicale. Et je voudrais en remercier vos représentants, vos présidents, vos secrétaires.

 

Ceci étant dit, Messieurs, vous allez incessamment quitter l'École pour recevoir de nouvelles responsabilités, résoudre des problèmes concrets ou aider vos chefs à le faire. Dans l'espoir de vous y aider, comme le fera tout à l'heure dans d'autres domaines, le général Biard, je voudrais maintenant vous offrir, en guise de viatique, deux ou trois idées à la validité desquelles je crois.

 

1. - Contrairement à la perception qu'en ont la très grande majorité des gens de l'hémisphère où nous vivons, notre planète n'est pas en état de paix. Elle continue à être agitée par des rivalités nationales, ou des rivalités de blocs, et à être dominée par des rapports dans lesquels, quel que soit l'aspect qu'elle prenne, la force continue à jouer le premier rôle.

 

L'échiquier mondial a évolué depuis un tiers de siècle, un tiers de siècle seulement ! Les centres de décision ont quitté Berlin, Rome, Tokyo, Paris et Londres, pour Washington, Moscou et Pékin.

 

La grande peur de l'ère nucléaire a transposé l'affrontement des puissances du domaine militaire dans les domaines politique, économique, diplomatique, financier, psychologique, culturel, scientifique et elle a transformé dans le domaine militaire, l'affrontement direct en affrontements indirects.

 

Mais, si une telle transposition a été possible, si la « politique des canonnières » est, effectivement, périmée, c'est parce que les nouvelles puissances mondiales ont construit des outils militaires d'une telle efficacité que, tout en se neutralisant mutuellement, ils assurent aux États qui en sont possesseurs, vis-à-vis de ceux qui n'ont pas ce privilège, la liberté de porter les hostilités sur le terrain qui leur apparaît le plus opportun et qui n'est pas toujours celui des armes.

 

Avant que cette évidence devienne perceptible, avant que chacun prenne conscience du caractère multiforme de la menace et, par conséquent, du caractère global de la défense, avant, aussi, que chacun soit convaincu de ce que les outils militaires continuent à être les indispensables instruments de la liberté d'action des Nations et des États, un certain temps sera nécessaire. Dans cette optique il serait bon que vous ne perdiez pas de vue que, soldats, vous êtes aussi des citoyens, ce qui ajoute au devoir qui découle de la première de ces qualités le droit que vous confère la seconde d'apporter, dans le service et en dehors du service, à ceux qui vous approchent, les éléments d'information qui rendront évidente à leurs yeux la toujours actuelle nécessité de la défense.

 

« Puissent les esprits qui à juste titre, se tournent vers l'avenir avec espérance ne pas oublier cette loi éternelle ! » comme le rappelait M. Debré dans un tout récent article.

 

Soyez en donc, de cette défense, les apôtres permanents, tel est le premier conseil que je vous donne, le premier souhait que je forme.

 

2. - S'agissant de défense, force est de constater que les cinq grandes puissances qui, à l'issue du deuxième conflit mondial, sont devenues les membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU (les États-Unis, l'URSS, la Grande-Bretagne, la France et la Chine) sont devenues aussi, ou sont en passe de devenir, des puissances nucléaires. L'Inde suit dans la foulée. D'autres États imiteront peut-être, plus tard, leur exemple.

 

Il paraît donc toujours vrai que la puissance politique ne va pas sans puissance militaire, et que celle-ci tire aujourd'hui ses lettres de noblesse de l'atome, même lorsqu'il s'agit de puissances auxquelles le chiffre de leur population donne la possibilité de disposer d'une innombrable infanterie.

 

Cependant, dès lors que l'on accède à la puissance et à la responsabilité nucléaires, l'on ne raisonne plus en termes d'emploi, mais en termes de dissuasion, car l'atome confère un pouvoir de destruction tel que la guerre menée par moyens militaires n'est plus une entreprise rentable, le risque cessant d'être à la mesure de l'enjeu.

 

C'est là notre doctrine.

 

C'est ce que, dans l'article déjà évoqué, M. Debré, réaffirme dans les termes suivants : « La défense de la France est fondée avant tout sur la dissuasion... La dissuasion peut, il est vrai, ne pas être nucléaire. Elle suppose, alors, une capacité de résistance semblable à celle que le Vietnam a manifestée depuis vingt ans, également que l'adversaire n'use pas de !'arme atomique. »

 

Est-il nécessaire de développer davantage ?

 

C'est, en tous cas, ce que dans cette maison et dans la maison voisine du C.S.I., nous nous sommes efforcés de vous faire comprendre sans toujours pouvoir être totalement explicites. C'est ce dont nous avons débattu cette année, en ayant, pour ma part, le sentiment d'être compris, avec mes homologues des États-Unis, d'Allemagne, d'Angleterre, d'Espagne et d'Italie.

 

Certes, l'on ne se trouve pas toujours au niveau où la notion de dissuasion soit d'une aveuglante clarté. A l'échelon des exécutants, en particulier, des concepts comme ceux de « non-guerre », de « non-emploi » ou de « non-bataille » risquent de provoquer des conséquences négatives.

 

En ce qui vous concerne, puisque vous avez eu deux ans pour y réfléchir, il vous sera plus facile d'échapper à cet écueil. Pour juger de la justesse de vos prises de position, de vos actes, de vos paroles, de vos décisions, vous saurez, j'en suis sûr, prendre pour critère l'influence qu'ils pourraient avoir sur la crédibilité de notre dissuasion, donc sur J'efficacité de notre défense.

 

3. - Ce faisant, vous n'aurez garde d'oublier, ce que font parfois certains, que vous appartenez à l'armée de Terre et qu'il n'est jamais bon de scier la branche sur laquelle on est assis.

 

A l'époque où nous vivons, il y a, à mon avis, plusieurs manières d'y procéder, parmi lesquelles je me bornerai à vous en citer deux :

 

a) La première est celle qui consiste à fournir des arguments à ceux qui souhaitent se nourrir aux dépens de l'armée de Terre et qui sont d'autant plus avides d'accueillir de tels arguments que ceux-ci sont formulés par des officiers y appartenant.

 

b) La seconde consiste à vouloir bâtir l'armée, en général, et l'armée de Terre en particulier, à l'image de la Nation, alors qu'elle doit être seulement l'armée de la Nation et qu'elle ne répondra aujourd'hui à cette finalité que si, précisément, elle n'est pas à l'image de la Nation.

 

Il n'en fut pas toujours ainsi. Mais aujourd'hui, alors que « la France n'a ni terres à conquérir, ni frontières à rectifier, ni revanche à prendre », alors que la masse de ses citoyens est, avant tout, préoccupée du niveau et de la qualité de sa vie, comment voulez-vous que l'armée, sans faillir à sa mission, s'aligne sur une telle éthique ?

 

Messieurs, réfléchissez-y bien : avant de critiquer ce qui fait toujours sa force principale, et dont j'ai pu personnellement constater il y a peu, dans des pays situés de l'autre côté du rideau de fer, la réalité tangible, je veux dire sa discipline, ses traditions, sa tenue, son rituel, demandez-vous si vous ne risquez pas de porter atteinte à son essence même.

 

Il y aurait sans doute, Messieurs, bien des choses à vous dire encore, comme à des officiers auxquels vous attachent deux années de vie et de travail en commun et qui s'apprêtent à quitter la maison mère pour essaimer dans le monde entier.

 

Mais il est temps de vous présenter mes vœux.

 

A tous, stagiaires, mais aussi cadres appelés à nous quitter, je souhaite plein succès dans vos nouvelles fonctions et un avenir qui soit au niveau de ce que vous promettez. J'y associe naturellement vos familles, auxquelles vous avez fait partager, chaque fois que cela était possible, vos activités militaires.

 

Aux stagiaires étrangers, j'offre mes vœux pour leurs pays respectifs, en exprimant l'espoir que leur passage dans cette École aura contribué à mieux faire comprendre notre pays et à renforcer les liens d'amitié existant entre celui-ci et le leur.

 

J'espère enfin, Messieurs, que vous considérerez à l'avenir, comme la vôtre cette maison dont, sans que vous en ayez encore pleinement conscience, vous faites désormais partie jusqu'à la fin de votre vie.

 

Retour