Discours prononcé par le général Héring Le 8 mai 1926 lors de la célébration du cinquantenaire de l’École supérieure de guerre

 

 

Monsieur le Président de la République,

 

L’École supérieure de guerre est réunie aujourd’hui pour célébrer le cinquantenaire de sa fondation.

 

La présence à cette solennité du chef de l’État, entouré des représentants du Gouvernement, du Parlement, des grands corps de l’État, est pour elle un honneur dont elle sait mesurer le prix ; elle y voit en outre le témoignage des services qu’elle a rendus.

 

L’institution de l’École supérieure de guerre a fait partie intégrante de la grande œuvre de restauration française à laquelle se consacra l’Assemblée nationale au lendemain de la guerre de 1870-1871. La leçon du désastre éclairant les intelligences, la douleur fortifiant les volontés, nos législateurs donnèrent à la réorganisation militaire la place capitale qui lui revenait dans la rénovation de la patrie. A l’édifice de notre puissance guerrière ainsi reconstruit, l’École de guerre allait servir de clef de voûte.

 

C’est, qu’en effet, dans les conseils du Gouvernement et à l’Assemblée, aussi bien que dans les rangs de l’armée, tous les esprits réfléchis avaient conclu de nos défaites que, dans l’ordre militaire, rien ne vaut, sinon par le commandement. A quoi bon les forces morales ?, à quoi bon l’armement ?, à quoi bon même le nombre ?, s’ils ne sont pas orientés et mis en œuvre par des chefs instruits, habiles, pourvus de moyens de commander.

 

Nos chefs de l’époque, tirant noblement la leçon de leurs épreuves, furent les premiers à discerner ce qui leur avait manqué. Les généraux du Barail et de Cissey, ministres de la Guerre, Lebrun, président du comité d’état-major, résolurent de léguer à la jeune armée un instrument de haute formation militaire. Ainsi leurs successeurs, et ils l’espéraient bien, leurs vengeurs, seraient mis en mesure de développer en eux-mêmes cette ampleur des conceptions, cette sûreté de jugement, cette aptitude à discerner l’essentiel de l’accessoire, cet ordre méthodique apporté à l’action, qui sont indispensables à la conduite des grandes unités. De telles facultés ne s’improvisent pas ; elles ne se forment et ne se développent que dans la méditation habituelle de l’art de la guerre, l’étude raisonnée de tous les problèmes qu’elle soulève, la connaissance pratique des moyens qu’elle emploie.

 

Pour répandre dans l’armée ces hautes études militaires, on institua en 1876, les Cours spéciaux d’où sortit l’École supérieure de guerre. Le général Joseph Castelnau, rapporteur et animateur de la commission réunie à cet effet, avait précisé le but et suggéré les moyens. L’École rassemblait, après concours, des officiers de toutes armes et de toute origine, confirmés par plusieurs années de service dans la troupe, et compris dans les limites d’âge où l’esprit et le caractère ont acquis déjà une maturité suffisante, mais où l’on peut ajouter encore à leur développement. Pendant trente-huit années, elle allait accomplir silencieusement sa tâche, répandant dans l’armée toute entière une féconde émulation de travail, attirant par l’intérêt et l’élévation de son enseignement, une grande partie de cette élite française que le désir de réparer les malheurs de la patrie poussait, nombreuse, vers le métier des armes.

 

A cette École, il fallait une méthode d’enseignement, convenant à son but et aux hommes de valeur qu’elle se proposait d’instruire, également éloignée de la spéculation pure et de l’affirmation dogmatique. Elle sut en choisir une, répondant à ces conditions, la méthode positive, dite des cas concrets.

 

Prenant pour bases les conclusions tirées de l’analyse des faits de guerre les plus récents, plaçant ensuite les officiers devant des situations multiples mais rigoureusement précisées, sur le terrain ou sur la carte, fixant des missions variées, de telle manière que tous les éléments de l’action fussent mis en lumière à leur tour, invitant chacun à prendre en la matière une décision raisonnée, étudiant enfin dans le détail les mesures d’exécution, une telle méthode exerçait la réflexion, le raisonnement, le jugement, l’initiative, favorisait chez les officiers le goût du travail personnel, l’habitude de tirer d’eux-mêmes la solution des problèmes posés, et les préparant ainsi à s’adapter avec souplesse aux réalités d’une guerre nouvelle, qu’il est impossible de prévoir avec certitude en temps de paix.

 

Mais qu’eût valu cette méthode sans les maîtres qui l’appliquèrent ?

 

L’École de guerre, qui reçut tout d’abord, l’impulsion éclairée du général Gandil, son premier chef, puis celle, décisive, du général Lewal, eut le mérite et la fortune de grouper parmi ses professeurs des hommes tels que les Pierron, les Cardot, les Maillard, les Niox, les Langlois, les Bonnal, les Bourdériat, les Maud’huy, les Lanrezac, les Maîstre, les des Valières, pour ne citer que des morts.

 

Portant la pensée militaire à un degré d’élévation et de précision qu’elle n’avait encore jamais atteint, exerçant, au plus au point, sur leurs disciples, le prestige fécond que confère la supériorité de l’esprit, quand s’y joint la vertu du caractère, ces maîtres avaient rendu célèbre, dans le monde entier, le renom de l’École, avant même que la guerre et la victoire vinssent la glorifier.

 

Oui, la glorifier !

 

La gloire d’une institution c’est d’avoir rempli son objet. Cette gloire, l’École supérieure de guerre la revendique avec force et fierté ! Comme le philosophe grec prouvait le mouvement en marchant, notre École a manifesté sa raison d’être et sa valeur en contribuant à la victoire de la manière et dans la mesure même qui lui étaient attribuées.

 

C’est à l’Histoire qu’il appartient de compter et d’apprécier les nombreux et riches éléments que fournirent les officiers brevetés au recrutement du commandement.

 

Parmi les seuls professeurs, douze commandants d’armée et de groupe d’armées, un commandant en chef des armées françaises, un commandant en chef des armées alliées.

 

 

Il avait eu la claire vision des réalités du combat moderne, ce grand artilleur qui, devant onze générations d’officiers brevetés, préconisa les actions de masse, les concentrations de feux, dont l’emploi généralisé devait assurer à l’artillerie française la supériorité incontestée sur sa rivale.

 

Il avait enseigné aussi dans ces murs, le chef illustre qui, placé au plus sombre moment de la guerre, à la tête des armées françaises, sut discerner quelle stratégie et quelle tactique convenaient à cette phase suprême de l’épreuve, et, par sa méthode, sa connaissance de l’âme du combattant, par l’exacte adaptation des moyens au but, obtint un redressement des forces morales de l’armée, qui se maintint jusqu’à la victoire. Par là, il mettait simplement en application les idées dont il avait fait, ici, la base de son enseignement.

 

Il avait commandé l’École, le vainqueur de la guerre, qui reçut la charge sans exemple de diriger les opérations des armées d’une immense coalition, obtint que fussent oubliées les susceptibilités nationales, conduisit, à travers tous les obstacles, ces forces gigantesques, tirant de leur puissance et de leur émulation cette offensive dont le rythme ardent et calculé brisa l’ennemi en quatre mois. Y eut-il réussi, sans l’extraordinaire prestige que nos Alliés, aussi bien que nous-mêmes, attachaient à sa personne et où entrait, pour une bonne part, le renom qu’il s’était acquis à la tête de l’École de guerre ? La réputation de celle-ci venant, par un juste retour, grandir la sienne au profit de la patrie.

 

Mais si l’École de guerre peut, à bon droit, se glorifier du rôle qu’elle a joué dans le recrutement et la formation des grands chefs, elle ne saurait se montrer moins fière de leur avoir fourni leurs précieux auxiliaires : les états-Majors. Tout au long d’un conflit qui revêtit les formes les plus diverses, qui fut d’abord guerre de mouvement, puis lutte d’usure, puis duels de matériels, puis chocs de masses manœuvrant un armement colossal, qui mit en œuvre l’outillage le plus puissant et le plus varié, qui s’étendit aux fronts les plus lointains, groupant pour le même sanglant labeur, des peuples différents sous le rapport des fores, des intérêts et des ambitions, il fallu organiser tout ce qui devait combattre ou y aider, renseigner le commandement, traduire ses décisions en ordres et en suivre l’exécution, établir la liaison avec l’avant, l’arrière, les voisins, les Alliés, transporter chacun et chaque chose au point voulu, ravitailler ces masses en munitions, en vivres, en matériel de toute sorte.

 

Cette tâche ardue, complexe, et souvent périlleuse, dont seuls peuvent mesurer l’importance et la difficulté ceux qui ont consacré tant d’années à y passer maîtres, le sort de la guerre dépendait de la manière dont elle serait accomplie. Les plus brillantes conceptions stratégiques ou tactiques fussent demeurées vaines, les plus belles qualités des troupes inutiles, sans la valeur des états-majors. Dans son discours de réception à l’Académie française, le maréchal Joffre, parlant de tous ceux à qui doit aller la reconnaissance nationale, plaçait au premier rang :

 

« Notre corps d’état-major, qui fut notre force au début de la guerre et qui le demeura malgré les pertes cruelles qui ont éclairci ses rangs. Je tiens, ajoutait le vainqueur de la Marne, à rendre un solennel hommage à ses mérites, à sa probité, à son savoir. Au cours des premières semaines de la guerre, nous n’aurions pu faire ce que nous avons fait, si les grands états-majors d’armée n’étaient demeurés comme des rocs dans la tempête, répandant autour d’eux la clarté et le sang-froid. Ils entouraient leurs chefs d’une atmosphère de confiance, saine et jeune, qui les soutenait et les aidait. Ils gardaient dans le labeur le plus épuisant, au cours d’une épreuve morale terrible, une lucidité de jugement, une facilité d’adaptation, une habilité d’exécution d’où devait sortir la victoire. »

 

Cet art et cette expérience, mis par les officiers brevetés, dans les états-majors, au service du commandement, ils les complétaient et les adaptaient aux formes changeantes de la guerre en allant, à tour de rôle, servir dans les troupes. Leur conscience et leur habilité professionnelles, développées par les fécondes réflexions et les hautes études auxquelles ils étaient accoutumés, firent d’eux des chefs modèles. Ils prirent, - le sait-on bien ? – leur large et noble part des sacrifices de toute l’armée.

 

Les noms des cent huit colonels ou lieutenants-colonels brevetés, tués à la tête d’un régiment, ceux des cent quinze commandants brevetés, tués en menant au combat leur bataillon, leur escadron ou leur groupe, le disent assez haut. Au total, près d’un quart des officiers sortis de cette École, et qui prirent part aux opérations, dont vingt et un généraux, sont morts pour la France.

 

Réorganisée en 1919, par le général Debeney, l’École supérieure de guerre a repris son austère et grand devoir, rassemblant pour le travail en commun, des officiers confirmés par l’épreuve d’une guerre sans précédent. Utilisant l’immense matière que cette guerre offre à la réflexion et à l’étude, notre enseignement s’efforce à nouveau de tirer des faits, avec méthode, tout ce qui peut servir à l’action. Par là l’École est revenue à sa tradition, justifiée par la victoire.

 

Mais on sait ici, mieux que nulle part ailleurs, combien la forme de la guerre est liée au caractère scientifique, économique, politique, social de l’époque, et que, pour prétendre y jouer un rôle de direction, il faut embrasser aujourd’hui, une connaissance du temps présent aussi étendue et profonde que possible. Cette connaissance, des techniciens éminents, appartenant aux services de l’État, à l’industrie et aux établissements d’enseignement supérieur, en particulier à l’Université de France et à l’École des Sciences politiques, nous aident à l’acquérir. Ainsi l’ordre militaire rejoint les autres et s’y mêle aux degrés supérieurs de la pensée.

 

Malgré les difficultés de l’heure, qui exigent de son corps d’officiers une abnégation et un dévouement sans bornes, l’École de guerre poursuit dans sa voie, puisant dans l’histoire de ces cinquante années la conviction raisonnée qu’elle sert utilement la France, continuant d’accroître, par la vertu du travail, la noblesse et la puissance de nos armes.

 

Monsieur le Président de la République, dans cette cour d’honneur du Palais Gabriel, où médita jadis Napoléon 1er, sont rassemblés devant vous les représentants de toutes les générations de l’École de guerre :

Au premier plan, celles d’avant-guerre. Sur leur front, se détache le groupe des chefs qui nous ont conduit à la victoire, groupe glorieux au milieu duquel je vois briller les grandes figures de nos maîtres vénérés.

 

A l’horizon du tableau, encadrées par les centres des hautes études militaires et navales, et renforcées par le cours de perfectionnement des officiers de réserve du service d’état-major, les jeunes promotions de l’École de guerre, animées de la même ardeur, de la même foi, que leurs devancières, et marchant déjà sur leurs traces.

 

Confondus dans leurs rangs, les représentants de vingt-huit nations, venus de tous les points du monde pour participer à nos travaux, témoignant ainsi de la puissance de rayonnement de notre grande École.

 

Et, planant sur nos têtes, le souvenir de ceux qui sont tombés.

 

(Extraits d'un document édité par l'ESG pour son cinquantenaire)


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