Allocution d'ouverture de la deuxième année du stage de la 87e promotion prononcée par le général de corps d’armée LAGARDE en septembre 1974




Messieurs les officiers étrangers, Messieurs les officiers français de la 87e promotion, je suis heureux de vous saluer en ce jour où vous revenez, « pleins d'usage et raison », vivre en cette École le reste de votre stage. Grâce à vous, l'École supérieure de guerre reprend son vrai visage, celui qu'elle arbore quand elle abrite, ensemble, deux promotions successives. Soyez donc, à nouveau, les bienvenus.


Votre directeur, le colonel LANG, vous présentera dans quelques instants l'essentiel de votre programme de travail pour les six mois à venir et commentera l'esprit dans lequel le Commandement souhaite vous voir l'assimiler. Le langage qu'il vous tiendra a reçu, dans toutes ses nuances, ma caution personnelle.

 

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Mon propos d'ouverture évoquera en premier lieu et très rapidement deux de vos préoccupations du moment et en second lieu un sujet de fond.


Il s'agit d'abord de la vétusté et de l'inadaptation des locaux de travail mis à votre disposition et principalement de ces salles de groupe où vous passez pratiquement la moitié de votre temps. Celles qui vous attendent sont dans un état plus critique encore que celles que vous avez connues en première année. Je suis heureux de vous apprendre que ces salles de groupe et aussi cet amphithéâtre seront rénovés et surtout modernisés, dans le sens fonctionnel de ce terme, au cours de l'été prochain. D'autres transformations s'accompliront en 1976, année où sera marqué le centenaire de cette École. Bien que vous ne bénéficierez pas, en tant que stagiaires du moins, de ces améliorations, il m'a paru bon de vous informer de ces perspectives : cette École, en effet, restera vôtre à jamais et rien de ce qui la touche ne saurait vous laisser insensible.

 

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Il s'agit ensuite des conditions dans lesquelles les stagiaires français sont notés durant leur séjour ici. Avant même de prendre ce commandement, j'ai su le souci de vos anciens et le vôtre à cet égard, au moment de l'expérimentation, l'an dernier, d'un nouveau système de notation. En recevant vos jeunes en septembre dernier, je leur ai promis de clarifier la situation avant la notation 75. Cette promesse vous concerne aussi bien sur et j'ai de bonnes raisons de penser aujourd'hui que je vous apporterai les apaisements souhaitables en février ou en mars prochain. Mais sans attendre cette échéance, je tiens à vous dire comme je l'ai dit à la 88ème promotion : le fait que vous n'exerciez pas à l'École de responsabilités comparables à celles qui furent et qui redeviendront les vôtres, doit bien vous convaincre que les appréciations que vous mériterez ici pèseront infiniment moins lourd dans votre dossier que celles qui ont été ou seront portées à votre égard dans des postes de commandement, de troupe ou d'état-major. Soyez donc spécialement sereins et désintéressés durant votre séjour ici.

 

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Je voudrais maintenant apporter ma contribution à vos réflexions sur un sujet de fond en évoquant divers aspects de ce qu'il est convenu d'appeler nos possibilités d'expression. Ces possibilités, définies par des textes que je vous engage à bien connaître, viennent de recevoir, sous une forme nouvelle - celle d'un comité de lecture - l'assistance, facultative d'ailleurs, du commandement. J'espère pour ma part que des dispositions complémentaires seront prises prochainement pour clarifier la procédure dans les cas où notre devoir de réserve est difficile à traduire de manière concrète. Je vous engage à profiter de ces possibilités d'expression pour la raison évidente que le temps de paix, en se prolongeant, pourrait provoquer, si l'on n'y prend garde, une sclérose de la pensée militaire française -comme cela s'est déjà produit dans le passé, à l'inverse d'ailleurs des années qui viennent de s'écouler comme peuvent en témoigner les professionnels étrangers. D'un pareil dessèchement de l'imagination, d'un tel déclin de l'esprit créateur, vous seriez les premières victimes - vous qui commanderez demain. Trois écueils majeurs sont pourtant à éviter et j'en aperçois ici et là, depuis quelques années, les signes inquiétants.


C'est d'abord la propension à se pencher de manière quasiment exclusive sur les sujets que j'appellerai « suprêmes » : ceux qui touchent à la stratégie globale, à la conception générale de la Défense ou de l'emploi des forces armées, en négligeant « le reste », par exemple l'organisation de ces forces, leur mise en œuvre, l'organisation du travail au sein des unités ou des états-majors, le style de commandement aux échelons de contact, l'administration de l'homme, le recrutement et la formation des cadres, les rapports des militaires de carrière avec la Cité, les liens possibles entre les Armées et le marché du travail, etc. Certes, la première catégorie de sujets, que j'ai qualifiés de “suprêmes”, procure aux chercheurs un confort intellectuel incomparablement plus sûr que la seconde - la sanction des réalités étant repoussée le plus souvent à une génération ultérieure. C'est donc une affaire de courage que de se pencher équitablement sur les deux catégories de sujets. C'est à ce courage que je vous incite, si vous voulez bien - comme tout me porte à le croire - dépasser le stade de la spéculation irresponsable pour atteindre celui de l'action et de la création.


Le second écueil relève à mes yeux de l'orgueil intellectuel, puisqu'il consiste, pour s'exprimer, à œuvrer dans une solitude en quelque sorte jalouse , à rechercher dans la publication un effet personnel de surprise voire de choc en évitant soigneusement toute échange d'idées préalable à préférer de manière systématique les colonnes d'un quotidien ou d'un périodique privé, à une revue militaire ou tout simplement au commandement - qui n'a pourtant pas ménagé, depuis plusieurs années déjà, les appels à ce genre de contribution. Sans m'arrêter sur le foisonnement de contre-vérités qu'engendre souvent cette manière de faire, songez qu'il n'est jamais venu à l'esprit d'un savant de livrer une communication scientifique sans la passer préalablement au crible de tel ou tel de ses pairs, songez que nos grands poètes eux-mêmes soumettaient leurs vers à l'appréciation de leurs amis avant de les confier à leur éditeur. Pensez, Messieurs, que la valeur de vos travaux, l'aboutissement de vos idées, l'efficacité en un mot, passent, à notre époque qui est devenue celle des équipes pluridisciplinaires, par un minimum de concertation - cette concertation qu’il ne suffit pas que nous attendions de nos chefs mais que nous nous devons tous de pratiquer nous-même spontanément si nous voulons sincèrement qu'elle devienne une réalité quotidienne. Il y faut, non de l'orgueil, mais de l'humilité et je vous invite aussi à la pratique de cette vertu.


Le troisième écueil enfin est le plus subtil à identifier et à esquiver. Il s'agit de ne pas confondre systématiquement les résultats d'une organisation par exemple avec la valeur de cette organisation. Certes, il est fréquent que par leurs résultats, une organisation, une structure, un principe ou une technique d'action se condamnent d'elles-mêmes. Mais il arrive aussi que l'incompétence des responsables, leur manque de foi, de caractère, de volonté, l'insuffisance de leur travail personnel soient les seules raisons de l'échec d'une communauté. C'est toute la différence entre l'apparence et la réalité des choses. A l'inverse d'ailleurs, prenez bien garde de ne pas considérer un problème comme réglé dès lors que vous en aurez écrit ou formulé une solution, même assurément bonne. C'est toute la différence entre le « dire » et le « faire » et surtout le « faire faire ». Alors, Messieurs, soyez inlassablement rigoureux dans votre recherche de tout ce qui distingue l'idée du fait, l'apparence de la réalité, de ce qui distingue la nouveauté de la pseudo-nouveauté - c'est-à-dire de la chose ignorée ou oubliée, de ce qui distingue, comme le dit la sagesse des peuples, « le conseilleur » du « payeur ». Le réalisme n'est qu'une forme de l'honnêteté.


Et voici, Messieurs, que sous couleur de vous entretenir de nos possibilités d'expression, je vous ai parlé de courage, d'humilité et de réalisme. C'est un portrait, comme un autre, du Chef et - davantage que de réformateurs - notre Armée a besoin aujourd'hui de chefs, c'est-à-dire d'hommes capables de transformer la pensée en action et de rayonner cette dynamique autour d'eux avec une volonté irrésistible - entendez à laquelle nul ne puisse rationnellement résister.


C'est la grâce à laquelle je vous souhaite d'accéder Messieurs avant de retrouver, dans six mois, l'ivresse de la responsabilité. Pour ma part je suis résolu à apporter ma contribution aux efforts de chacun d'entre vous.

 


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