Allocution d'ouverture du stage de la 91e promotion prononcée par le général de division ARNAUD DE FOÏARD le 13 septembre 1977




Mes chers camarades,

 

Vous y voilà donc, vous n'avez pas manqué le départ et je vous en félicite.

 

J'imagine aisément la satisfaction qui est vôtre car les places sont chères, le voyage étant de qualité : de longs mois vous sont accordés pour cultiver votre valeur, au terme desquels, nantis du label de qualité que procure l'Ecole de guerre, vous améliorerez vos chances d'accéder aux postes de responsabilités qui consacrent le succès d'une carrière.

 

Certes vous appréciez collectivement le goût d'une réussite, salaire des efforts importants réclamés par le franchissement d'une sévère sélection pour les uns, et par le succès à un difficile concours d'admission pour les autres. Et je ne voudrais pas atténuer votre satisfaction, elle est légitime. Vous êtes des élus et, sinon vae victis, du moins gloire au succès. Curnonsky, dit-on, conseillait aux gourmets d'apprécier les yeux fermés les subtiles saveurs du mets par excellence qu'est l'ortolan, de surcroît la tête couverte d'une serviette afin de mieux isoler les joies profondes de l'intériorité. je pense que les épicuriens qui sont parmi vous ont déjà satisfait à ce rite, et je crois qu'il faut maintenant penser à ce qui va suivre.

 

Mon intention n'est pas de vous parler d'organisation ; prévue de longue date, elle vous sera précisée ultérieurement et une institution telle que celle-ci ne change ni au gré des vents, ni à celui de la mutation des hommes qui président à son destin.

 

Je voudrais cependant, dès le départ et demeurant au plan des idées générales, aborder le fond du problème qui à mon sens se pose à la vieille maison dans laquelle vous arrivez et, ce faisant, orienter le sens du stage que vous débutez.

 

Il s'agit essentiellement pour moi de vous ouvrir à une conception des choses, et de poser les bases du travail de réflexion personnelle que chacun d'entre vous devra poursuivre tout au long de sa présence ici.

 

En fidélité avec la logique rigoureuse qui a toujours régné en cette école, je le ferai en trois points. je vous dirai d'abord quelle est la raison d'être de votre présence ici, puis je préciserai l'esprit dans lequel il convient d'aborder vos travaux et enfin quel style donner à vos activités.

 

L'Ecole de guerre est, vous le savez, destinée à permettre à l'armée de Terre de disposer des cadres supérieurs dont elle a besoin. De suite, une remarque liminaire s'impose. Certes, cette école est un de ces organismes dont la Société se dote pour sélectionner ses élites ; ainsi l'E.S.G. contribue-t-elle à forger la pyramide hiérarchique militaire. Mais, grâce à Dieu, elle n'est pas l'outil exclusif pour ce faire et ce à deux titres. D'abord parce que la sélection s'opère pour certains par un concours et qu'aucun concours ne peut prétendre opérer un choix parfait ; ainsi il y a des hommes de qualité qui échouèrent à cette épreuve et d'autres, qui le sont moins, qui y réussirent. Ensuite parce que cette sélection, tant pour ceux qui réussirent le concours que pour ceux qui furent choisis sur dossier, s'effectue sur des critères dans lesquels les qualités intellectuelles revêtent, vous me le concéderez, une importance déterminante. Or, est-il certain que les chefs, qui doivent aujourd'hui présider au destin de nos armées, doivent se satisfaire de l'excellence en cet unique domaine ? Personnellement je ne le pense pas. C'est là un problème majeur, celui des qualités spécifiques de l'officier dans la société contemporaine, dont nous aurons sans aucun doute à reparler.

 

Sachez donc d'entrée de jeu que l'accès au paradis de l'E.S.G. n'entraîne pas automatiquement, à mon sens, la remise de l'auréole de bon chef militaire.

 

Je vous demande toutefois de ne pas donner à ces propos un sens qu'ils n'ont pas ; ils ne recouvrent aucune intention d'émulation. je vous le préciserai tout à l'heure, cette maison doit être au-delà du bachotage et du faire-valoir par assiduité de mauvais aloi. Par contre, c'est incontestablement un lieu de discernement de la valeur des hommes et, croyez-moi, en ce domaine nul ne gagne à forcer son talent ; on n'est jamais pire qu'en cherchant à paraître, seul le naturel révèle le bon métal.

 

Mais quelle est la raison d'être de votre présence ici ? Il ne me paraît pas paradoxal d'affirmer que vous êtes ici pour douter car dans une certaine mesure - j'entends par là dans le cadre d'une doctrine connue et respectée, et je reviendrai sur ce point capital - cette maison doit être un temple du doute, de la mise en question. Au risque de pêcher par truisme, il est nécessaire que je m'explique sur ce point.

 

Il y a, à mon avis, une bonne et une mauvaise façon de douter.

 

Le bon doute est la marque de l'esprit qui cherche. Un homme qui n'est pas habité par le doute vit d'idées arrêtées, bloquées et c'est, dans la quasi totalité des cas, un être à schémas et à systèmes hors desquels il n'y a pas de vérité. C'est redoutable car cette rigidité ne résiste pas à l'épreuve de la vie ; dans le temps, les circonstances échappent toujours aux systèmes. Bien évidemment mes propos ne concernent que le domaine matériel de la démarche de nos affaires humaines ; la spiritualité, domaine de l'immatériel, reposant sur une foi qui s'accommode mal du doute.

 

Le mauvais doute est la marque de l'esprit qui hésite, qui ne parvient pas à découvrir ou à se fixer. C'est le fait du vaincu, de l'éternel affrontement entre la pensée et l'action, la première laissant porte ouverte à toutes les hypothèses, la seconde exigeant le choix d'en fermer la plupart, pour dynamiser l'efficacité réalisatrice et matérialiser les projets. Ce mauvais doute est parfois la douloureuse sanction de l'excès d'intelligence qui gaspille les efforts entre toutes les solutions possibles. Mais le plus misérable de tous les doutes est celui de l'impuissance par indécision. il me parait important de faire remarquer ici que le doute est une arme actuellement utilisée par ceux qui ont choisi d'abattre leurs adversaires, en les privant du pouvoir de réagir à leurs agressions ; il semble que nous subissons les effets de tels assauts, nous qui appartenons à une civilisation qui semble parfois malade du doute d'elle-même.

 

Je pense que vous êtes tous persuadés qu'à une époque de changements rapides, telle celle que nous avons la chance de vivre, il est indispensable de ne pas s'enfermer dans des conceptions figées ; jamais il ne fut plus nécessaire d'effectuer des remises en question permanentes, afin de mettre à l'épreuve la solidité de ses idées et d'éclairer l'avenir pour tenter de le discerner. Mais je voudrais que vous soyez convaincus que les hommes de défense, et donc d'action que vous êtes, doivent se livrer à cette recherche de l'esprit, afin d'être capables d'affirmer leurs croyances avec d'autant plus de chaleur et de conviction, combattant ainsi le doute générateur de mauvaise conscience qui ronge l'esprit de défense de nos concitoyens. Courrez donc ici le risque du doute, n'exigez pas en toutes choses, et notamment pour les formes précises d'action que vous pourrez être appelés à préparer, le confort sécurisant des certitudes officielles mais que ce soit avec la sagesse qui convient et, surtout, que ce soit pour mûrir des certitudes. Dans quels domaines ? Nous allons l'évoquer,

 

Sur un plan plus pratique, sachez aussi que ce temps de réflexion qui vous est accordé est capital pour la suite de votre efficacité, car ce n'est pas lorsque vous serez en charge d'une responsabilité importante qu'il faudra vous demander ce qu'il convient de faire. Il sera alors trop tard ; les urgences vous assailliront, l'intensité des activités par laquelle une armée de temps de paix s'efforce d'entretenir ses vertus guerrières, à laquelle s'ajouteront les remous de l'évolution, vous priveront du loisir de la réflexion et, si vous êtes arrivés vides d'orientations générales, ce n'est pas alors que vous les découvrirez.

 

Vous êtes donc ici en posture de préparer l'avenir, de mûrir vos idées, de vous concentrer sur ce qui vous semble essentiel en prévision de votre action de demain. C'est là sans conteste la raison d'être fondamentale de votre présence en ces murs. Déchargés de toutes responsabilités, vous avez le devoir de préparer celles qui vous seront confiées demain.

 

Alors à quoi réfléchir.

 

Trois grands domaines m'apparaissent s'offrir à votre réflexion. D'abord celui de la défense, avec ses implications politiques, ensuite celui de la tactique militaire avec ses inconnues, enfin celui du commandement qui offre aujourd'hui les difficultés que vous savez.

 

Rassurez-vous, je ne vais pas m'enfoncer dans chacun de ces domaines mais évoquer simplement quelques questions fondamentales qui ne peuvent manquer de se poser à vous.

 

Le domaine de la défense en général relève certes du C.H.E.M. et de l'Institut, alors que le centre de vos travaux est la tactique militaire dans le cadre de l'armée de Terre. Mais ce domaine est celui des problèmes capitaux dont les solutions orientent tout le reste. Il n'est donc pas concevable que vous vous désintéressiez de ce contexte fondamental. Vous devrez ainsi tenter d'approfondir et de clarifier vos idées sur les risques qui pèsent sur notre destin communautaire, cri vous ouvrant aux idées sur la nature de la communauté que nous constituons. Il vous faudra ensuite réfléchir au rôle de la force dans la démarche des affaires du monde, ainsi qu'à la finalité de notre système militaire ; à ce titre, il conviendra d'affiner votre compréhension de la dissuasion et de l'intervention armée.

 

Il sera de même nécessaire que vous ayez une opinion fondée sur la participation des citoyens à la défense, et notamment à son organisation militaire, Compte tenu du caractère idéologique que revêtent certaines formes d'agression, vous aurez encore à discerner les rapports entre la vie politique du pays et celle des armées, et à savoir comment faire respecter la neutralité que nous nous devons de faire prévaloir.

 

La finalité de cette réflexion est de vous permettre de clarifier les réponses aux questions qui sont latentes en l'esprit de chacun de nos concitoyens : une armée pourquoi faire et comment s'intègre-t-elle dans la nation que nous formons.

 

Mais une existence entière serait nécessaire pour approfondir chacune de ces questions et d'autres, vous concernant plus directement, vous attendent. Vous n'aboutirez donc sans doute en ce domaine de la défense qu'à resserrer la fourchette des idées générales acceptables sans préciser les nuances de chacune, vous ferez cela plus tard.

 

La tactique militaire peut, elle aussi, paraître inépuisable. En allant du général au particulier, il faut ainsi que vous vous efforciez d'avoir des idées claires sur le rôle général de chaque armée et ce pour deux raisons. D'abord parce que chaque partie d'un tout - et qui peut prétendre constituer le tout - ne trouve sa meilleure efficacité que par rapport aux autres constituants ; vous me l'entendrez sans doute répéter : tout chef qui valorise la structure dont il a la responsabilité au détriment des structures sœurs, ne fait pas du bon ouvrage ; la loi de la concurrence commerciale ne vaut pas dans les armées et cette remarque n'enlève rien aux vertus stimulantes de l'esprit de corps. Ensuite parce que la qualité de la coordination interarmées et interarmes conditionne l'efficacité militaire, la récente guerre du Kippour l'a à nouveau montré. Concevez donc d'abord clairement quelle est la fonction propre de votre armée et de votre arme d'appartenance dans J'effet général à obtenir ; ainsi centré vous travaillerez utilement au bien commun.

 

De la sorte, vous serez conduit à mieux connaître quelles sont les efficacités militaires actuellement nécessaires et comment les obtenir.

 

Vous porterez alors une attention particulière aux capacités opérationnelles exigées des forces terrestres ; il vous appartiendra à ce titre de mûrir vos idées sur la fonction de l'armement nucléaire tactique et sur l'équation que pose son emploi ; de même vous aurez à étudier les critères d'efficacité de l'intervention armée, tant sur le théâtre européen qu'au large de ce dernier.

 

Et sans doute, ne manquerez-vous pas, à propos de ces problèmes, de vous interroger sur les conditions de la coopération interalliée dont il semble peu réaliste de ne pas envisager l'éventualité.

 

C'est dans le cadre de ces études que vous vous livrerez au jeu difficile des exercices tactiques, cette guerre fictive dans laquelle tout est possible sauf, bien sûr, d'y être vaincu. Comment dès lors ne pas chercher à se préserver de la fiction pure, en demandant à l'histoire contemporaine de procurer le garde-fou qui sépare le réel plausible de l'imaginaire.

 

J'ai évoqué, enfin, le domaine du commandement. Vous le savez, la fonction d'officier, et particulièrement dans l'armée de Terre, est une fonction de commandement ; c'est là sans aucun doute notre spécificité première. Vous aurez alors à approfondir votre réflexion sur le problème que pose l'opposition, entre les goûts libertaires de l'homme de notre société et les impératifs de l'efficacité militaire. D'autres problèmes peuvent se proposer à votre esprit ; celui, par exemple, que j'ai déjà précédemment évoqué, de la sélection de nos élites dans la perspective de conflits éclairs, afin d'être certains de disposer en permanence du type d'hommes au caractère trempé, capables d'affronter l'adversité mais qui sont souvent dépourvus de cette souplesse favorisant l'épanouissement des carrières de temps de paix.

 

Permettez-moi d'évoquer encore le problème de la préservation de la cohésion de notre encadrement officiers, sous-officiers face au climat revendicatif actuel, cohésion dont la fracture aurait des effets destructeurs sur notre efficacité militaire. il y a de même le problème de la lucidité politique que chacun doit entretenir, par obligation professionnelle, ainsi que la maîtrise des moyens de communication propres à l'époque contemporaine, maîtrise qui conditionne la qualité de l'action dans le domaine de la défense. Mais, en règle générale, ne vous semble-t-il pas que nous vivions trop actuellement sur la lancée d'un acquit du passé, alors que la raison d'être du métier des armes et la motivation de ceux qui l'exercent or: profondément changé ; ne conviendrait-il donc pas de s'attacher à préciser '.e nouveau profil socio- professionnel du cadre militaire dans notre société contemporaine. C'est là une question de fond à laquelle il serait bon que l'on prêtât attention.

 

Tous ces problèmes débouchent largement sur l'étude des problèmes humains dont vous savez la complexité, et à l'égard desquels certaines outrances contemporaines incitent à la prudence. Cependant ce domaine ne peut être négligé, pour ma part, je lui attache une importance capitale.

 

Je m'arrête là car la perspective des champs de réflexion file vers l'infini et vous devez commencer à douter que les délais impartis puissent y suffire. Cependant je ne pense pas que tout soit in extenso du domaine de la compétence de chacun. Et je voudrais ce disant attirer votre attention sur deux remarques.

 

La première, qui doit vous être familière, est que les officiers que nous sommes présentent une caractéristique fonctionnelle qui, dans une certaine mesure. les oppose à leurs concitoyens. Nous vivons en effet à l'ère de la spécialisation, imposée par la technique ; l'homme des sociétés évoluées se consacre à un secteur de plus en plus étroit de notre activité humaine, contraint de le faire par la qualité de plus en plus grande du savoir à maîtriser. Notre société est confrontée au défi de la technocratie qu'elle se doit de relever si elle ne veut pas lui être asservie. A l'encontre, l'officier, et notamment au niveau de responsabilité que vous abordez, doit avoir la maîtrise d'idées générales dont la perception conditionne son efficacité dans le domaine si complexe de la défense militaire contemporaine. Ce n'est pas une tâche facile, car le fil conducteur du concret fait alors souvent défaut et il faut se raccrocher au bon sens qui n'est pas d'évidence la qualité humaine la mieux partagée.

 

C'est sans doute alors que se distingue le chef authentique qui sent naturellement et s'écarte de l'idée fausse, travestie souvent en idée paradoxalement séduisante. Les anglo-saxons, qui sont des gens prudents, ont horreur des idées générales ; il semble que nous, Français, soyons portés à les aimer, mais je vais revenir sur cet aspect des choses. Quoiqu'il en soit, l'armée a besoin de tels hommes pour participer à la conduite de notre destin communautaire et vous devez vous efforcer d'être de ceux-là. L'officier de qualité, ouvert aux spécialisations qu'impose la technique et l'étendue du mouvement des idées, ne peut se limiter à n'être qu'un technocrate.

 

Point n'est donc besoin de tout connaître de tout, mais il faut par contre discerner clairement ce qui constitue l'essentiel de chaque partie du tout.

 

La seconde remarque est que tout homme, et a fortiori tout chef, n'a au fond que la responsabilité qu'il se donne. Vous le constatez dans le système de plus en plus organisé dans lequel nous nous enfonçons ; la centralisation constitue la tendance générale. Les moyens modernes de communication, et en particulier l'informatique, ont emballé cette tendance ; tout actuellement, jusqu'au détail, peut être contrôlé et se décider du sommet ; tout ordre peut en permanence donner lieu à des inflexions de conduite. Comment dès lors, par facilité, par calcul ou par prudence, céder au risque de la prise d'initiative et du lancement d'actions à terme. Notre organisation de société sophistiquée s'achemine vers un système d'irresponsabilité organisée et je caricature à peine.

 

Dans ce contexte, le « responsable » désigné qui veut se limiter à subir, le peut d'autant plus facilement qu'il y est incité. La prise d'initiative, c'est-à-dire l'exercice authentique de la responsabilité, est un risque encouru par les inconscients ou par ceux qui ont choisi de défier le destin technocratique. Vous êtes ici messieurs en puissance d'élitisme, même si ce mot effraie les bien-pensants à la recherche d'un égalitarisme humainement irréel ; je ne saurais donc trop vous engager à mûrir les responsabilités que vous vous préparez à vous donner.

 

Un chef, vous le savez, est essentiellement un homme qui met sa marque dans sa façon de commander et d'abord par le relief qu'il donne aux différents domaines de sa responsabilité. Vous serez ainsi amenés à appesantir votre réflexion dans tel ou tel domaine, capables cependant de faire un point lucide de la situation le l’ensemble. Mais de grâce, bien qu'étant destinés à conforter la paix, si Dieu veut que la dissuasion l'emporte, sachez que vous devez être d'abord des hommes capables d'affronter l'adversité qui n'a jamais rien pardonné aux passifs.

 

Voilà donc ce que, dès l'abord de vos études, je désirais vous dire sur leur finalité. je voudrais maintenant émettre rapidement quelques idées sur l'esprit dans lequel les aborder.

 

Je vous demande tout d'abord de vous défier comme de la peste et du choléra de l'intellectualisme. Mais à ce propos encore je dois m'expliquer.

 

J'entends par intellectualisme ce qui donne à l'idée primauté sur le fait. Vous le savez, un esprit bien fait peut avec le même bonheur plaider la thèse et l'antithèse. L'esprit est certes l'essence de l'humain et ses lumières sont souvent éblouissantes, mais combien redoutables sont les périls qu'il inclut. L'intelligence la plus vive peut s'y égarer ; tenter de s'y élever en perdant contact avec le concret revient à lancer un défi aux dieux qui, ou bien vous accaparent dans les joies rares d'un mysticisme qui conduit à la sainteté mais, que je sache, tel n'est pas le but de cette maison, ou bien les dieux vous abandonnent perdu dans le dédale des idées fausses, ornées souvent du clinquant du paradoxe qui ne séduit que les sots destinés à cri devenir les victimes.

 

Le garde-fou, c'est le fait, le réel, que nous devons avoir l'humilité de ne jamais lâcher, ainsi que les marins sages qui, à la mer, gardent toujours une main pour la manoeuvre et une autre pour la sécurité ; nous n'avons pas l'esprit suffisamment fort pour faire autrement.

 

Sans doute le prestige de M. Descartes vient-il de là, et sans doute aussi est-ce la raison pour laquelle cette maison tient à utiliser un outil de travail, une méthode de raisonnement fondée sur l'utilisation d'un enchaînement logique.

 

Je sais bien les critiques qui peuvent être faites à une telle démarche de l'esprit. Le génie ne découvre pas en raisonnant aux petits pas de la logique, il perçoit par d'autres voies moins primaires, par celles plus subtiles de l'intuition. Mais concevez qu'il semble difficile de faire du génie une règle générale. je conçois que l'on puisse préférer l'esprit de finesse à celui de géométrie, on s'y sent plus libre, plus vagabond, moins contraint, bref, on a l'impression d'être plus intelligent. Mais n'est-ce pas au détriment de l'efficacité collective et n'est-ce pas là pour nous l'essentiel. L'armée en effet ne doit pas être assimilée à une université des Sciences et des Arts, notre tâche consiste à constituer une puissance collective dans laquelle l'efficacité optimale n'est obtenue que lorsque tous les esprits sont mis en convergence. Et comment y parvenir hors du cadre de la logique.

 

Soyez donc proches du concret, du réel, des faits, ce qui entraîne à mon sens deux conséquences.

 

J'ai déjà évoqué précédemment, l'une, l'histoire dans toute la mesure du possible doit servir de guide à votre réflexion.

 

L'autre, sur laquelle je ne saurais trop insister, est qu'il faut partir des données existantes, tant dans les domaines de la politique de défense et de la politique militaire, que dans celui de la réglementation en vigueur au sein de notre armée de Terre. Vous êtes libres de votre réflexion, mais dans le cadre de ce qui existe. Il est en effet facile de concevoir des organisations, des systèmes et des schémas dans l'absolu en faisant abstraction de ce qui est ; or c'est avec cela, où à partir de cela, qu'il faut concevoir le possible. L'art de diriger consiste peut-être davantage à définir les voies et moyens permettant d'aller à ce qui doit être, qu'à définir ce dernier.

 

Renoncez donc aux chimères des armées idéales dans un monde merveilleux où vous débarqueriez, rien n'y ayant été organisé, mais tous les moyens rassemblés dans l'attente de votre venue pour faire œuvre décisive.

 

D'autre part, dans toute la mesure du possible, vos travaux doivent revêt',~ une utilité pratique. Tant et tant de problèmes se posent actuellement que les grand, états-majors ne peuvent toujours disposer du temps suffisant de la réflexion. ! semble donc inutile d'inventer, des sujets d'étude et de thèse qui ne seraient p.en prise avec l'événement. Déjà l'usage de ce fait est établi dans cette maison, je m'en félicite et compte le maintenir et le renforcer.

 

Enfin, Messieurs, un mot rapide avant de conclure sur le style de travail qui à mon sens doit être le vôtre.

 

Il s'agit là d'un domaine important qui déterminera pour une grande part l'efficacité de vos efforts. Trois remarques doivent éclairer votre comportement.

 

La première est que vous n'êtes ni des potaches ni des fonctionnaires au mauvais sens de ce terme. Vous êtes des hommes ayant atteint la maturité et parvenus à la mi-temps d'une carrière de cadres supérieurs. Il ne s'agit donc pas ici de vous apprendre un métier mais de vous permettre de parfaire votre compétence à le faire. Cette école n'est pas un centre d'apprentissage mais un lieu de culture de talents révélés. C'est sans doute la raison pour laquelle elle ne comporte pas de classement de sortie.

 

Le but de vos travaux n'est pas de vous faire valoir aux yeux de maîtres ou d'examinateurs mais de vous valoriser vous-même. Les résultats attendus ne sont pas de bons devoirs ou des leçons brillamment récitées, mais l'approfondissement de votre pensée. Les conférences, les exercices, les travaux divers, l'information dispensés et les échanges auxquels vous vous livrerez ne prétendent pas avoir des résultats immédiats - j'allais dire primaires - mais des effets seconds, à terme.

 

Il ne s'agit pas pour nous de nous enfermer dans des vérités préfabriquées, mais de vous donner à penser, de vous amener à ordonner votre esprit et de vous permettre d'en coordonner les connaissances. je partage pour ma part l'avis de ce psychologue célèbre, qui affirmait qu'il n'y a pas pour l'homme de vérité authentique en dehors d'une expérience intérieure originale.

 

Vos professeurs seront pour vous des guides qui vous feront profiter de leur plus grande expérience ; ils seront tout autant disposés à vous écouter qu'à se faire entendre mais ce seront des magisters et notamment dans le domaine précis d'une compétence particulière.

 

L'essentiel dépend donc de vous, vos efforts quotidiens devant tendre à sauvegarder une part de réflexion personnelle. Mais soyez bien convaincus que la finalité première de l'Ecole supérieure de guerre n'est pas d'y avoir été reçu, ainsi que pour d'autres écoles où seul compte le label d'admission. C'est l'état dans lequel vous sortirez qui sera déterminant du succès de votre stage ; le succès au concours vous a simplement fait mériter le privilège de pouvoir vous y enrichir.

 

La seconde remarque concerne l'esprit d'entente qui doit exister à l'intérieur de votre promotion. Cette entente est d'abord nécessaire pour permettre l'osmose intellectuelle dont s'enrichira votre réflexion propre. Cherchez davantage à prendre dans les idées des autres ce qui peut enrichir les vôtres, plutôt que d'imposer votre façon de penser. Cette entente est encore utile dans la mesure où une équipe soudée fait la somme des valeurs individuelles de chacun de ses composants, tandis qu'un groupe dans lequel la divergence s'installe voit ses valeurs se neutraliser les unes les autres.

 

Votre entente est enfin pour vous un gage d'avenir. Une promotion d'école de guerre gravit ensemble les échelons de la hiérarchie et les problèmes les plus complexes trouvent toujours des solutions entre amis. C'est à mon sens un des grands avantages qu'offre cette école, de permettre aux affaires de mieux progresser entre hommes qui se connaissent et s'apprécient.

 

La dernière remarque concerne l'importance qu'il convient d'accorder à la forme physique. le n'insisterai pas sur cet aspect des choses. il n'est pas concevable qu'un chef militaire ne soit pas en bonne condition ; sachez bien de surcroît que. pour faire face aux obligations des postes de responsabilité qui attendent bon nombre d'entre vous, il faut avoir une santé de fer et cela s'entretient. Il faudra donc accorder aux sports et activités physiques d'extérieur l'importance qu'ils méritent, Peut-être, au demeurant, aurez-vous l'occasion de la préciser, cette importance, dans vos réflexions sur le problème du profil socioprofessionnel de l'officier contemporain.

 

Permettez-moi, à propos de l'ambiance et du style de travail, d'ajouter encore un mot pour rendre hommage à mon prédécesseur, le général Laurier, qui a su instaurer et entretenir ici un climat remarquable fait d'adhésion et de participation de chacun aux efforts entrepris ; c'est là Messieurs la marque du succès dans l'exercice d'un commandement. Puissions-nous poursuivre dans cet esprit.

 

Il me reste à conclure. je le ferai en vous proposant deux idées.

 

La première est que je crois indispensable d'attiser la conscience que nous appartenons à une société menacée du mal dont ont succombé toutes les grandes civilisations atteintes de sénescence. Nous sommes si bien pourvus de richesses matérielles, que le virus du conservatisme peut nous paralyser et rien ne survit en ce monde qui ne se projette en permanence vers l'avant : ce mouvement ne peut être que le fait de responsables lucides ; ayant voué votre existence à la défense de votre collectivité, sachez que vous devez être de ceux-là.

 

La seconde idée est que vous êtes ici pour forger votre avenir et je vous livre à ce sujet ce que disait Goethe - « Attention à ce que tu veux devenir car c'est ce que tu deviendras. » je le crois profondément.

 

Messieurs, d'excellents moments de travail vous attendent.

 

Bonne chance ; je me réjouis de les partager avec vous.

 

Retour