Allocution d’ouverture des études de la 92e promotion, prononcée par le général de division ARNAUD DE FOÏARD le 13 septembre 1978




Chers camarades,

 

Vous voici donc au début d'un cycle d'études d'un an pour les uns et de deux pour les autres qui va vous permettre de parfaire votre formation de cadres supérieurs de notre Armée.

 

Permettez-moi d'abord de vous souhaiter la bienvenue dans cet établissement, de vous féliciter d'y avoir été admis et de vous livrer quelques réflexions destinées à vous initier à l'ambiance de vos activités.

 

Cette cérémonie d'ouverture n'est pas la célébration d'un succès, car le fait d'être admis en ces murs signifie simplement que vous avez été l'objet d'une sélection mais elle ne revêt pas de valeur absolue ; c'est un gage d'avenir qui reste à tenir.

 

L'accès à l'Ecole de Guerre vous donne le droit, tout autant que le devoir de travailler beaucoup. C’est le début d'un double effort, d'abord de perfectionnement qui vous permettra d'être demain, à votre sortie, des officiers aptes à bien remplir des fonctions importantes d'état-major ou de commandement et d'éviter ainsi la pire des immoralités qui -st de pratiquer un métier que l'on ne sait pas faire. C’est d'autre part l'intensification d'un effort de réflexion qui vous engagera clans un cycle de formation de vous-même vous permettant à l'horizon d'une dizaine d'années d'assumer les responsabilités de niveau supérieur auxquelles bon nombre d'entre vous devront faire face.

 

Cette seconde œuvre de formation me paraît être la plus captivante, car elle engage l'avenir. La première, indispensable, et qui notamment en début de cycle donnera lieu à nombre de vos travaux, sera demain prise en charge en partie par l'École d'état-major lors de sa réouverture.

 

Qu'allons-nous donc faire et comment allons-nous le faire ? Je vais m'attacher en quelques instants de vous en définir l'esprit.

 

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A mon sens les données qui déterminent de la façon la plus marquante l'évolution socio-professionnelle du cadre militaire contemporain résident dans l'accentuation du caractère technique du métier des armes et dans l'interdépendance grandissante des problèmes de défense militaire avec ceux de la vie nationale et internationale.

 

L'ouverture des Armées à la technique ne date pas d’aujourd’hui ; elles ont toujours non seulement bénéficié de façon privilégiée des progrès de la science, mais elles en ont bien souvent été des initiatrices particulièrement dynamiques sous la pression du besoin de sécurité.

 

Toutefois de nos jours la technique se répand en vagues déferlantes, privilégiant le domaine de l'ingénieur par rapport à celui des sciences humaines, sans doute parce que la production de l'ingénieur est d'une meilleure rentabilité économique.

 

Les Armées ne pouvaient être à l'écart de ce mouvement, et en fait elles participent en position de pointe à la révolution technologique contemporaine, au même titre d'ailleurs qu'elles sont concernées en premier chef par l'évolution psychosociologique de l'homme - cet homme qu'elles ont pour première tâche d'encadrer - car la défense est d'abord une volonté d'agir et donc une motivation.

 

Permettez-moi de faire ici quelques remarques.

 

Il me semble que le besoin de compétence technologique des cadres militaires dans notre Armée de Terre est relativement limité. Il l'est d'abord parce que l'emploi et l'entretien d'un matériel militaire bien conçu, même de haute technicité, doit être simple et ne doit pas exiger une qualification technique élevée ; à la limite l'ingénieur de fabrication et le technicien de maintien ou de remise en état relèvent seuls de cette compétence. Il l'est ensuite et surtout parce que, je viens de l'évoquer, la fonction primordiale du métier des armes est de commander, c'est-à-dire qu'elle concerne les hommes avant de s'attacher aux matériels. Il faut certes des techniciens qui matérialisent l'union de l'Armée et du progrès, mais le besoin en est d'autant moins grand que l'on s'élève dans la hiérarchie. Vers le haut de la pyramide ceux qui dirigent n'ont d'autre besoin de compétence technique que pour garantir l'existence de la communication entre l'homme de commandement et l'ingénieur, que pour être capables d'apprécier par eux-mêmes les limites de faisabilité offerte, c'est-à-dire en bref pour situer l'initiative là où elle doit se trouver.

 

Quant aux sciences de ce sont sans doute celles qui nous sont le plus utiles. Mais faut-il s'attarder à regretter que si le progrès est gigantesque entre le pilum et l'arme thermo nucléaire, ce qui sépare Platon de Sartre ne peut être tenu pour une évolution de même nature. Nous piétinons dans la connaissance de l'humain. Et si la psycho-sociologie contemporaine ouvre des perspectives passionnantes elle étonne aussi parfois par le caractère incertain de sa démarche.

 

Les cadres militaires se trouvent engagés de par leur fonction même dans ces voies difficiles et à vrai dire l'impression de connu qu'ils éprouvent parfois à l'annonce des propositions des experts provient de ce que les solutions des problèmes de commandement ont toujours naturellement pris en compte le souci de l'homme. Ces problèmes sont certes aujourd'hui plus ardus à régler qu'hier, car la « matière soldat » comme disait Lyautey est de nos jours beaucoup plus exigeante, plus difficile à motiver et à soumettre à une organisation collective. Raison de plus pour attacher à ces problèmes de relations humaines et notamment de rapports d'autorité tout l'intérêt qu'ils méritent ; c'est incontestablement participer à la marche de l'évolution.

 

Évidemment la réorganisation en cours de l'enseignement militaire supérieur de l'Armée de Terre n'est pas demeurée en marge de ces réflexions. La composition même de la promotion que vous constituez en porte témoignage. Elle rassemble dans des études communes des officiers, les un admis en raison d'une compétence acquise par diplômes universitaires et d'autres passés par la filière d'un concours. L'année précédente a montré que cette complémentarité d'origine donnait d'excellents résultats.

 

La seconde caractéristique contemporaine influant profondément sur l'exercice de notre métier réside dans l'interdépendance des problèmes de défense et de nos affaires militaires avec l'ensemble clés autres.

 

Il est je pense inutile d'épiloguer sur cet aspect des choses. Il résulte d'une part de la diversification des moyens d'actions de la politique générale, imposée par l'importance grandissante prise par l'économie et l'idéologie, et d'autre part de la dévaluation de l'efficacité de l'emploi de la force en raison du caractère insensé des dévastations provoquées par les armements modernes. Le phénomène guerre et les Armées ont ainsi perdu leur place privilégiée parmi les moyens d'action de la stratégique générale, elles sont dès lors placées sur un pied d'égalité avec les autres moyens d'actions. La connaissance du contexte de politique générale est donc désormais indispensable à la compréhension de la politique militaire et à la solution des problèmes que pose l'utilisation des armes.

 

Un besoin d'aménagement de l'insertion socio-professionnelle du cadre militaire parmi les autres catégories sociales s'est donc manifesté.

 

D'où la perception depuis plusieurs années de la nécessité d'une ouverture, d'une osmose, entre la société militaire et la société civile. Pour ce qui concerne l'enseignement militaire supérieur cette ouverture s'est déjà largement effectuée, tant dans le cadre de l’E.M.S.S.T. qu'à l’E.S.G. ; je pense qu'elle demande à être poursuivie et notamment ici même à l'École de Guerre dans un esprit que je vais m'efforcer de préciser.

 

Il importe de ne pas perdre de vue la spécificité militaire à laquelle il faut, non seulement ne pas renoncer, mais donner la primauté. Deux de ses critères valent d'être rappelés. Tout d'abord, je viens de le souligner, le métier des armes voue ses adeptes à des fonctions d'encadrement c'est-à-dire de motivation et d'entraînement de leurs semblables. La maîtrise des problèmes humains revêt alors un intérêt tout particulier et l'art de la communication prend autant d'importance que le savoir.

 

Mais de surcroît cette aptitude trouve son application essentielle en situation de danger grave. Cela requiert de nos jours une lucidité de la situation générale d'autant plus indispensable que, nous venons de le voir, actuellement l'emploi de la force ne revêt plus valeur d'argument absolu, mais constitue un moyen parmi d'autres. La spécificité militaire exige donc des cadres supérieurs de nos Armées une aptitude particulière à se situer avec exactitude dans le contexte des actions dans lesquelles ils peuvent avoir une responsabilité à exercer.

 

En d'autres termes, aujourd'hui davantage qu'hier la spécificité du métier des armes revêt la forme d'une aptitude à l'appréciation lucide des situations générales et ce d'autant que l'on s'élève dans la hiérarchie. A ce titre vous devez vous attacher à devenir des spécialistes des idées générales, qu'il faut bien se garder d'assimiler à des généralités.

 

De surcroît, le cadre militaire est actuellement confronté à une recherche d'équilibre entre la compétence de l'ingénieur et celle de l’utilisateur ; tout naturellement il incline vers la maîtrise de la mise en œuvre, car elle seule permet d'intégrer le facteur humain, déterminant dans l'art de la guerre ; et cela manifeste à mon sens l'incompatibilité du métier des armes avec la technocratie.

 

Pour achever cette parenthèse permettez-moi encore d'indiquer au passage l'attention qu'il faut porter à l'équilibre nécessaire chez les grands responsables militaires entre les qualités de l'intelligence et celles du caractère, en sachant que les réussites de carrière du temps de paix se satisfont hélas, parfois mieux des seules qualités de l'intelligence.

 

Ce sont ces considérations générales qui président à l'effort d'ouverture poursuivi par l'École.

 

Il s'agit d'un effort destiné tout autant à connaître qu’à se faire connaître.

 

A l'intérieur de notre Pays il concerne certes l'Université, domaine dans lequel l’E.M.S.S.T. est déjà solidement enraciné. Mais il s'agit aussi d'avoir des contacts avec les mondes de l'administration, de la magistrature, de l'économie et des finances, de l'entreprise, du syndicalisme, des ouvriers, de l'information, sans oublier les milieux confessionnels.

 

Vous les effectuerez dans le cadre de conférences faites par des personnalités très diverses, de tables rondes qui vous permettront de réfléchir avec des spécialistes, de visites, d'échanges, de déjeuners, l'initiative de l'organisation vous appartenant pour certaines de ces activités.

 

Avec l'Étranger, vous aurez des contacts bilatéraux, notamment avec les écoles sœurs et vous effectuerez des voyages d'études dont le but n'est ni le tourisme, ni le dépaysement, mais la perception physique de certaines réalités de notre monde contemporain.

 

J'aimerais à ce propos attirer votre attention sur un danger de notre temps. Il s'agit de la superficialité des connaissances étendues que peuvent procurer les moyens modernes de « communication », qui engendrent souvent une impression de tout savoir de tout, alors qu'il s'agit en fait d'un appauvrissement de la culture.

 

Le savoir réel, ou la connaissance profonde, est réfléchi ; il exige un effort d'assimilation. Or il faut observer que l'acquisition de la connaissance qui était initialement effectuée par transmission de maître à disciple, après s'être vulgarisée avec le livre, dont la lecture toutefois astreint à la réflexion, s'effectue aujourd'hui par l'audio-visuel qui lui procure certes une grande étendue, la rend facile voire agréable à subir, mais qui souvent la fait ruisseler sans pénétrer. Nos cerveaux contemporains se laissent laver de connaissances et cette passivité n'engendre qu'un savoir superficiel. Sachez que vous aurez à compenser cette facilité dont les effets sont perceptibles dans cette École même par une baisse sensible des niveaux de culture générale.

 

Soyez en conséquence convaincus que seule la réflexion qu'entretiendra chacun d'entre vous lui permettra de se préparer à aborder l'avenir et à faire face aux responsabilités qui pourront être demain les siennes. Et à ce titre je soulignerai Lin dernier aspect et non des moindres de l'ouverture recherchée par cette École. Il s'agit de l'ouverture interne, entre vous et le corps professoral d'abord mais aussi entre vous-même afin de démultiplier en les faisant communiquer nos expériences personnelles. Mon désir est que la plus entière liberté d'expression, la plus grande confiance réciproque règne au sein de cette maison ; c'est la condition nécessaire à la fertilité du terrain aux idées qui y sont répandues. Cela va me conduire à vous parler du style pédagogique de l'E.S.G. niais auparavant je voudrais vous dire un mot sur la tactique.

 

Il faudrait débaptiser l'École de Guerre si sa finalité première n'était pas de préparer les officiers de notre Armée à l'art de la conduite des opérations. C'est donc un domaine auquel vous consacrerez une part majeure, un peu plus de la moitié, de votre temps.

 

Vous aborderez ces études de deux façons différentes selon qu'il s'agit du présent et du court terme ou selon que nous évoquerons des prolongements dans le futur.

 

Pour ce qui concerne la situation du moment, la politique militaire ayant été définie par le gouvernement, de même que la conception d'emploi des forces étant arrêtée par le commandement, nos travaux ne peuvent que s'inscrire dans ce cadre.

 

Par ailleurs un des soucis dominant de l'École est de procurer à nos travaux tactiques un caractère concret et réaliste.

 

Cela se traduira d'abord par l'incitation à un effort permanent de réflexion sur les conditions de faisabilité des actions de combat envisagées. Il est utopique de réduire la tactique au tracé de flèches sur des cartes ou à des ordres d'exécution ; ces activités doivent correspondre dans l'esprit de l'ordonnateur à une réalité conçue avec lucidité, voyant le combattant luttant contre sa fatigue et sa peur, aux prises avec les mille difficultés d'exécution de sa mission. A vrai dire la manœuvre tactique est la combinaison de capacité opérationnelles concrètes des unités élémentaires, c'est-à-dire d'un savoir-faire dont il est nécessaire de connaître les conditions et les possibilités limites. Soyez convaincus en ce domaine que l'efficacité opérationnelle des forces relève en grande partie de la qualité de la perception par le chef de la faisabilité de ce qu'il a l'intention de réaliser. En dehors de cette lucidité le tacticien court le risque de n'être qu'un dangereux rêveur. Et cet effort de perception est désormais d'autant plus nécessaire qu'il faut pallier le manque d'expérience pratique des générations montantes.

 

Le souci de réalisme conduit encore l'École à entretenir des relations étroites avec les commandements responsables de nos forces. Il ne conviendrait pas en effet que les travaux de cette maison ne soient pas en convergence avec les efforts que font les responsables pour roder notre machine militaire.

 

La prospection de l'avenir quant à elle ne donnera pas lieu de façon systématique à des travaux particuliers séparés des autres. Elle trouvera en général sa source dans l'étude des problèmes du temps présent et sans qu'il soit question de désigner un domaine privilégié de réflexion relevant des études générales ou des études opérationnelles. Il semble difficile de procéder autrement, par prudence d'abord en ne quittant pas la main courante du concret, en raison ensuite de ce que toute bonne prospective ne peut que partir d'une saine rétrospective. L'essentiel est de discerner des tendances, d'en apprécier l'importance et de leur estimer des finalités. A vrai dire l'École n'est pas un centre de prospective, elle ne vise qu'à vous préparer à affronter le changement.

 

Et le champ des perspectives offertes me paraît immense. Sans qu'il puisse s'agir d'imaginer que d'autres révolutions technologiques puissent aboutir à un nouveau changement de la nature des choses, dans le seul domaine de l'évolution des situations actuelles un champ considérable de réflexion s'offre à nous.

 

Ainsi, rien ne garantit de façon absolue la durée de la stabilité de l'équilibre actuel de la dissuasion entre les grandes puissances ; d'autre part, la gamme des actions indirectes suscitées par le blocage dissuasif sur les théâtres centraux est peut-être loin de s'être manifestée sous tous ses aspects ; enfin, la vulnérabilité des sociétés occidentales aux toxines anti-défense sécrétées par la jouissance du bien-être ne s'est sans doute pas révélée dans toute son ampleur. Selon l'importance et la priorité qui sont accordées à l'un ou l'autre de ces grands risques il peut devenir indispensable de réadapter profondément la conception générale et l'organisation de notre défense.

 

Mais au-delà de l'extrapolation des tendances actuelles ne faut-il pas envisager des ruptures de continuité ? Ainsi est-il inconcevable dans les décennies qui viennent d'assister à une transformation de la stratégie générale de l'impérialisme soviétique ayant fait constat de la dévaluation du vecteur idéologique qui lui procurait son dynamisme ? De même, la montée en puissance de l'association Chine Japon ne peut-elle transformer l'équilibre des forces dans le monde et le siège des menaces ?

 

Voilà de vastes champs de réflexions dont le développement peut paraître relever davantage des travaux du Centre des Hautes Études Militaires et de l'Institut des Hautes Études de Défense Nationale que de ceux de l'École de Guerre. Mais vous devez dès maintenant vous ouvrir à de telles perspectives et armer votre esprit. Ce d'autant que vous n'irez pas tous au C.H.E.M. et à l'I.H.E.D.N. alors que la plupart auront à assumer les fonctions capitales de chef de corps, qui exigent actuellement d'être ouvert à des vues réfléchies du mouvement en cours.

 

Cette prospective du changement trouvera un moyen privilégie d'expression à l'occasion des travaux des grandes commissions sur l'importance desquelles j'attire dès maintenant votre attention. Vous y aurez l’occasion de manifester la qualité de votre imagination créatrice, qui ne revêtira de valeur que dans la mesure où elle sera consciente de la faisabilité des projets proposés.

 

Pour ce qui concerne la pédagogie de l'École je vous en ai précédemment dit l'essentiel en affirmant l'importance de l'ouverture des esprits. Au demeurant, ayant déjà derrière vous près de la moitié de votre vie professionnelle, vous n'êtes pas des potaches et l'École de Guerre ne vous voue donc pas à une scolarité de type primaire. Vous êtes ici en situation de responsabilité car vous avez un rôle capital à jouer dans votre formation.

 

Mais cela dit, ne vous prenez pas au sérieux, c'est là d'ailleurs à mon sens le péché mortel par excellence. Certes l'efficacité de l'effort d'enseignement de cette maison repose sur votre réflexion, mais d'une part votre expérience reste et restera toujours - comme toute expérience - à parfaire, d'autre part l'erreur est humaine et enfin la meilleure bonne volonté trouve parfois des limites trop courtes. En outre la rigueur de la discipline doit toujours demeurer un trait de l'institution militaire.

 

De ce cocktail fait de volonté de libération des esprits et des langages afin d'accéder à une entière liberté d'expression, de recherche de souplesse et de transparence des rapports individuels, de discipline d'autant plus exigeante qu'elle est plus intellectuelle que formelle, résulte et l'ambiance qui doit régner dans l'École et la nature de la pédagogie qui y est recherchée. Bien évidemment le rendez-vous sur l'objectif sera à la carte de vos programmes, l'ampleur des bonds croissant avec le temps. Quant à vos professeurs ils exerceront leur fonction d'enseignant, de conseiller et d'animateur avec une forme d'autorité sachant cultiver la décontraction sans que soit hypothéquée la rigueur que requiert la qualité des études. Mais ce n'est pas simple, la perfection n'est jamais atteinte en ce domaine et je sais que les évaluations effectuées auprès de vos anciens traduisent toujours un désir plus grand d'indépendance ; je pense qu'il en sera de même pour vous et cela aussi longtemps que la nature humaine restera ce qu'elle est.

 

Il me reste à vous dire un mot sur deux points auxquels j'attache, et auxquels vous attachez peut-être de l'importance.

 

Le premier concerne la notation, car il est normal que chacun soit sensible au jugement que l'on porte sur lui, l'opinion étant de surcroît courante que de la notation dépend le succès de la carrière.

 

Cela est vrai dans une certaine mesure. Mais sachez bien que si de mauvaises notes ont un effet négatif quasi certain, des appréciations élogieuses ne sont pas pour autant la garantie d'un destin de maréchal. A mon avis, en effet, l'appréciation rentable de la valeur d'un individu dépend pour beaucoup d'une certaine réputation, d'une opinion informelle le concernant, faite d'avis propagés de bouche à oreille, issus tout autant des pairs ou des subordonnés que de la hiérarchie, constituant une sorte de caricature, outrée de façon positive ou négative selon que l'étoile de l'intéressé brille ou se ternit, mais qui traduit de façon assez exacte la nature réelle de l'intéressé, car reflétant une opinion passée par le filtre du bon sens collectif.

 

Cela n'empêche pas la notation d'être importante, car si ce témoignage formel n'existait pas le sort de chacun deviendrait bien vulnérable aux trafics de réputation. A ce titre 'une notation - quelque critiquable qu'elle puisse être -est sur le plan général une garantie d'équité autrement plus sérieuse que le libre jeu d'un avis informel.

 

La notation inclut par contre un danger qu'il importe d'éviter - il s'agit de la perte de naturel des comportements qu'entraîne la menace d'une appréciation permanente. Cela aboutit à détruire le libre jeu des élans spontanés nécessaires à la libération des aptitudes intellectuelles que nous recherchons précisément ici, pour leur substituer un effort de composition, visant essentiellement à se faire valoir et à paraître, si possible meilleur que l'on n'est en réalité.

 

Sachez donc que vous ne subirez pas dans cette École le supplice de la mise en question permanente, vos professeurs n'ont pas pour rôle de vous donner des notes au sens scolaire de ce terme. Par contre il est certain que votre réputation se précisera en raison de la nature même des activités de cet établissement, et je pense que vous êtes convaincus n'avoir rien à gagner à forcer votre talent tant ce qui est artificiel ne résiste pas longtemps au regard d'une assemblée telle celle que constitue cette École.

 

La notation réglementaire aura donc lieu et je puis vous dire que nous nous attachons à faire en sorte que nul n'ait à subir de préjudice d'une appréciation effectuée en valeur relative, ainsi que le recherche la nouvelle méthode de notation, compte tenu de la sélection qui préside à l'accès en ces lieux.

 

Permettez-moi de vous dire rapidement un dernier mot sur l'entraînement physique. Il est très important et ne doit être négligé à aucun prix. Il ne s'agit pas seulement d'un souci de détente, ni d'équilibre entre les efforts de l'esprit et ceux du corps, mais d'un besoin de bonne forme physique qui est indispensable non seulement pour faire face aux obligations éventuelles du métier des armes mais aussi pour être capable d'assumer dans la vie courante du temps de paix les fonctions de responsabilité qui ne manqueront pas de vous être confiées.

 

Soyez bien certains que parmi les qualités que doit posséder un responsable de haut niveau il y a une santé de fer et que cet avantage se cultive par un souci et un goût permanent de l'exercice physique. Et puis les hommes que vous êtes doivent être capables de conserver leurs moyens parfaitement disponibles dans les situations extrêmes de crise alors qu'il est nécessaire de mobiliser des réserves physiologiques afin de dominer sa fatigue et sa peur ; la pratique de l'effort sportif en prépare très efficacement la disponibilité.

 

Il me reste enfin à conclure.

 

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Vous êtes ici, Messieurs, pour valoriser certes un avenir immédiat, pour permettre de mieux faire ce que le commandement a l'intention de réaliser actuellement, mais vous êtes aussi ici pour vous préparer à faire face à un devenir plus incertain.

 

Il faut partir du fait que vous êtes par définition des hommes de défense et que votre présence ici vous engage à devenir des hommes de responsabilité.

 

Or l'avenir de notre défense ne peut être discerné aujourd'hui de façon évidente. Les risques qui guettent !'Occident apparaissent considérables, face à ces monstres militaires que développe l'Orient et que l'équilibre de la terreur neutralise pour le moment, affronté à des manœuvres périphériques lourdes d'une menace d'asphyxie par privation des matières premières qui lui sont -indispensables, miné de l'intérieur par cet attachement à profiter du « bien-être créé » qu'accuse Soljenitsyne.

 

Notre système militaire, et notamment sa composante terrestre, peut être appelé à subir de profondes adaptations pour faire face à l'évolution de la situation selon que l'un ou l'autre de ces risques se révélera le plus dangereux. Et de même que ce n'est pas lorsque l'on se voit confier une charge qu'il faut mûrir l'expérience permettant d'y faire face, ce n'est pas au moment où l'on est confronté à un état de fait redoutable que se prépare la riposte. Pour ce qui vous concerne, ce travail de réflexion commence dès maintenant. Et si vous avez le devoir de participer à l'accomplissement du destin tel qu'il a été prévu par vos aînés aujourd'hui responsables, vous n'avez pas le droit de penser que celui de demain, lorsque vous aurez accédé aux postes de responsabilité, puisse n'être que le prolongement du présent.

 

Cela conduit au second point sur lequel je voudrais insister en concluant : vous devez vous sentir responsable, personnellement, individuellement responsable. Cela me semble capital.

 

Bien évidemment vous assumez d'abord ici une responsabilité importante dans votre propre formation, mais votre ambition ne doit pas se limiter à travailler à la réussite de votre carrière, cela ne serait pas conforme au désintéressement qui est à la base de l'éthique du métier des armes. Rassurez-vous, je ne veux pas dire par là qu'il faille négliger cette réussite, l'ambition est à mon sens un ferment nécessaire, c'est un gage de qualité, mais se limiter à cela équivaut à se réduire à l'accessoire.

 

De surcroît vous ne devez pas ne vous sentir responsable que d'un domaine particulier, en ignorant les finalités d'ensemble. Il ne faut pas que vous vous contentiez d'adhérer au mouvement, sans vous soucier de son sens. Car peut-être êtes-vous aussi surpris que moi de ce que les membres de notre société libérale, qui exigent chaque jour davantage de liberté, récusent en même temps leur responsabilité dans le déroulement de l'existence en réclamant à la collectivité une assurance tous risques sans cesse accrue. Quel irréalisme que ce besoin conjoint de liberté et d'assistance totale, comme s'il était concevable de ne disposer que de droits sans avoir de devoirs.

 

Il serait aberrant que des cadres supérieurs abondent dans cet état d'esprit en n'ayant qu'une mentalité de suiveurs. Je crois que ce qui doit caractériser une société authentiquement libérale est que chaque citoyen se sente concerné par le destin collectif et que dans une certaine mesure il s'en sente responsable : a fortiori doit-il en être ainsi de ses chefs.

 

Enfin, extrapolation de ce qui précède, vous ne devez pas restreindre votre responsabilité au domaine des finalités et des organisations matérielles mais étendre votre compétence au domaine de l'état d'esprit et de l'éthique. Il ne s'agit pas bien sûr de vous inciter à l'engagement sur le terrain des idéologies ni sur celui des types de société, cela relève de la politique intérieure du Pays à l'égard de laquelle nous nous devons d'observer vous le savez une stricte neutralité. Par contre, vous êtes d'abord des hommes de commandement c'est-à-dire des motiveurs, et à ce titre il est impossible de ne pas prendre en considération le fait que nous sommes présentement confrontés, sur le plan de la motivation la plus générale qui soit, à la nécessité de choisir entre deux conceptions d'Humanité. Ou bien elle est assimilable à une espèce d'animaux supérieurs constituant la forme la plus élaborée de la matière, mais réduite à cela seul, ou bien le souffle de l'esprit donne à l'Homme une dimension supplémentaire qui s'ouvrant sur l'éthique permet d'atteindre au domaine de la spiritualité. Tout naturellement la première option incline l'humain à trouver sa cohésion, sa force et sa valorisation dans une organisation collectiviste, la seconde accorde à l'individu, capable de valoriser la masse grâce à son ouverture vers l'esprit, une importance capitale qui procure tout son sens à la liberté et charge d'espoir le libéralisme.

 

Pour ma part je tiens cette dernière option pour la seule acceptable et c'est la raison pour laquelle je ne saurais mieux terminer cette entrée en matière qu'en vous incitant à cultiver cette élévation des sentiments, cette foi en un authentique progressisme, qui constitue l'essence de notre civilisation et qui donne son sens à notre métier des armes.

 


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