LE GENERAL LESTIEN ÉLÈVE A L'ÉCOLE SUPÉRIEURE DE GUERRE




Extrait des Souvenirs du général Lestien de la 36e promotion de l’École supérieure de guerre

 

 

 

En 1910, lorsque j'y entrai, l'École était commandée par le général Foch. Nous étions assez peu. Il était, nous semblait-il, déjà accaparé par d'autres tâches, collaborant avec l'état-major de l'armée, voyages à l'étranger, réception de généraux étrangers ainsi que la mise sur pied de cet essai de Centre des Hautes Études militaires qui était son œuvre propre et où devaient être appelés les meilleurs élèves de l'École, baptisés par les jaloux « élèves maréchaux ». Son prestige n'en était que plus considérable ainsi que son action sur les professeurs. Le seul contact que nous eûmes avec lui consistait pour chacun de nous en une promenade à cheval de deux heures au bois de Boulogne dans laquelle nous étions désignés à tour de rôle. L'élève du jour arborait sa tenue la plus brillante : pelisse et bottes vernies, et montait à cheval à l'École avec lui. Par le Champ de Mars, le pont d'Iéna et l'avenue Henri-Martin, on gagnait le bois, d'où, après quelques temps de trot et de galop, on revenait par la rue de Passy. Cette conversation de deux heures était une épreuve redoutée : tout l'art consistait, pour les victimes, à orienter la conversation vers un sujet provoquant un de ces monologues, elliptiques et parfois hermétiques dont le général avait le secret. J'y avais assez bien réussi en lui disant que je suivais les cours de russe, ce qui l'avait amené à me confier son voyage en Russie et ses impressions sur l'armée russe. Mais comme nous revenions, ce sujet épuisé, il me demanda d'où j'étais. Quand je lui dis que j'étais de Cambrai, il éclata : « Ah ! vos amis Belges... Ils ne veulent pas comprendre et se préparer... » Et élevant de plus en plus la voix, il stigmatisait l'erreur qu'ils commettent en refusant d'accorder leur plan de guerre avec les nôtres pour une éventuelle action commune. Je devais m'en souvenir trois ans plus tard, quand la prophétie se vérifia, et d'autant mieux que j'en avais gardé une plus forte impression. Il vitupérait en effet avec une telle violence l'erreur belge, que les passants, les concierges balayant le trottoir, et les bonnes faisant leurs emplettes, regardaient avec compassion le jeune lieutenant que le général paraissait insulter si brutalement !...


Nommé en 1911 au commandement d'une division, il eut pour successeur le général Ebener. Celui-ci, je l'avais eu comme professeur d'histoire militaire quand j'étais à Saint-Cyr, était bel homme et avantageux. Il ne devait, me semble-t-il ce poste de choix qu'à cette prestance et à ses relations politiques. Nous le considérions comme le type du « beau voleur ». Il ne parut exercer aucune action ni sur les cadres, ni sur les élèves, et son rôle fut aussi terne à l'École qu'il devait l'être au cours de la guerre.

Le cadre des professeurs comptait quelques individualités parfois brillantes. Au cours de tactique générale, le lieutenant-colonel Lebouc prétendait éclipser les autres professeurs. Convaincu de sa supériorité, il parlait avec mépris, du moins, d'un ton protecteur assez déplaisant. Ne se croyait-il pas permis quand il causait avec le colonel Pétain de l'appeler par son prénom et de lui dire « Philippe » ! A fortiori marquait-il la distance incommensurable qui le séparait des élèves. Dans ses conférences comme dans ses critiques, il laissait tomber des oracles, et ne se donnait pas la peine de justifier ses affirmations que seuls les sots pouvaient discuter. Nul doute qu'il ne fût appelé aux plus hautes destinées... La guerre ne devait pas non plus justifier ses espoirs car il la termina à la tête d'une simple division. Il avait pour adjoint un homme consciencieux, appliqué et méthodique, le commandant Ragueneau qui devait plus tard rendre les plus grands services dans les organisations du ravitaillement des chemins de fer des arrières.


Un autre cours pouvait, par son prestige, lutter avec les cours de tactique générale : c'était le cours d'infanterie. Il avait encore en 1910 pour titulaire le colonel Pétain, dont l'adjoint était le colonel Debeney, l'un et l'autre appelés à un grand avenir. J'aurai l'occasion de parler d'eux plus longuement dans un autre chapitre de ces souvenirs. Ce qui les caractérisait c'était le sens du réel, du concret et du pratique. Ils détestaient les grandes phrases, les théories brillantes qu'ils dégonflaient d'un seul coup par le simple rappel des conditions vraies de la vie en campagne.


Le premier jouissait à nos yeux d'un prestige presque égal à celui du général Foch. Il lui venait bien entendu de son indépendance d'esprit, de l'opposition courageuse qu'il avait faite à certains théoriciens plus amoureux des théories et des formules que des réalités de combat, et de la psychologie du combattant ; mais aussi à son langage bref, à la correction élégante de sa tenue, à la froideur de son abord - froideur volontaire dont nous ignorions qu'elle était la défense d'un timide et dont il se délivrait parfois par des facéties et des gamineries[1].


Mais certains, dont j'étais, ne tardèrent pas à déchanter. La première partie de son cours avait fait sensation ; il y démolissait la plupart des règlements d'infanterie qui s'étaient succédé depuis 1870 ; la critique serrée qu'il en faisait n'en laissait rien subsister. Nous l'attendions haletants, aux leçons suivantes où nous pensions qu'il allait reconstruire sur cette table rase. Nous fûmes déçus. Aucune idée nette ou précise ne se dégagea dans les exposés historiques qu'il nous présenta et dont j'eus tôt fait de voir qu'ils avaient été simplement écrits avec des « ciseaux » et découpés sans scrupule dans l'ouvrage trop peu connu du capitaine Boissonnet sur 1806 et dans ceux de Bonnel sur 1870. Dès ce moment, il me parut que Pétain était un esprit plus positif que constructif.


Nous fûmes plus scandalisés encore par ce qu'il faut bien appeler sa paresse, qui sans doute tenait à ses habitudes de vieux garçon égoïste et assez jouisseur et qu'il déguisait de manière très ingénieuse. C'est ainsi qu'il inventa la méthode qui, on va le voir, est loin d'être méprisable.


Après le premier travail d'infanterie qu'il nous avait donné, nous attendions d'autant plus impatiemment sa correction que ses premières conférences avaient encore renforcé son prestige. Généralement la correction suivait d'une quinzaine environ la remise du travail, mais cette fois un mois se passe sans qu'on annonçât cette correction. A notre demande, le chef de promotion fit une démarche timide auprès du colonel Pétain, qui promit de ne plus tarder. Des semaines passèrent de nouveau. On saisit une occasion pour lui demander quand les corrections auraient lieu. Il s'excusa, dit ses nombreuses occupations ! Enfin le jour tant attendu arriva sur la table verte du professeur, nos travaux attendaient en trois piles de dossiers. On eut entendu une mouche voler dans l'amphithéâtre. De sa voix blanche, Pétain commença : « Messieurs, j'ai lu vos travaux. Ce n'est pas brillant. Les uns ont cru devoir adopter telle solution... » En quelques phrases, il en a démontré l'absurdité. Nous nous interrogeâmes du regard : aucun ne reconnaissait sa solution. - « D'autres ont préféré... » Même exécution, mêmes interrogations muettes, mêmes dénégations. « Certains enfin ont estimé plus avantageux de... » De nouveau la solution exposée fut descendue en flammes. – « Eh bien messieurs, vous allez reprendre vos travaux. Vous y porterez vos observations vous-mêmes, compte tenu de ce que je viens de vous dire et vous me les rendrez tel jour. » Quand il quitta l'amphithéâtre, nous nous précipitâmes vers nos dossiers. Ils étaient vierges de toute annotation. Il n'avait évidemment lu que les trois travaux qui se trouvaient sur chacune des piles de dossiers, et qui n'avaient servi qu'à bâtir les solutions qu'il avait si brillamment critiquées. J'ajouterai que cette autocorrection fut probablement la plus fructueuse de toutes celles qui nous furent faites au cours de nos deux années d'école.


Le cours de cavalerie était professé par un excellent colonel de cavalerie le colonel Champeau, et par le conférencier le plus direct, le commandant des Vallières, frère du peintre et de l'auteur dramatique.


J'avoue que celui-ci qui devait être tué en 1916 à la tête d'une division fut certainement moins intelligent. Je préférais de beaucoup comme professeur le colonel Champeau. Le commandant des Vallières parlait avec tant de facilité et d'élégance qu'on se laissait entraîner par le charme de sa parole, mais que, la leçon terminée, on cherchait souvent vainement à préciser ce qu'il avait dit, tandis que le colonel Champeau se bornait à tourner et à retourner les situations, à examiner le pour et le contre des solutions ; il paraissait hésiter à trancher ; on peinait avec lui, mais tout compte fait, il obligeait ses auditeurs à réfléchir, à discuter, à se faire eux-mêmes une opinion.


Le cours d'artillerie et le cours du génie étaient aux mains de bons techniciens, des hommes de grand bon sens, qui étaient le colonel Besse et le commandant de Barescut (le futur chef d'état-major de Pétain à Verdun), ex-sapeur doublé d'un artiste et d'un poète. Le colonel Pierre de M. qui avait pour adjoint le commandant Douchy, futur chef du service historique de l'armée.


Au lendemain de la première guerre mondiale, de nombreux écrivains ou politiciens ont stigmatisé ce qu'ils appelaient « la doctrine de l'École de Guerre » considérée comme responsable de nos échecs de 1914 et des erreurs commises par le commandement durant les années suivantes. J'assure que je serais bien embarrassé pour définir cette doctrine ; je ne l'ai jamais entrevue. Certains mêmes de mes camarades s'en plaignaient. J'entends encore l'un d'entre eux me dire le jour où nous nous séparions : « En somme, qu'avons-nous appris ici ? Et nous sommes-nous approchés de la vérité ? » Celui-là n'avait pas compris que, ce que nous avions acquis, c'était une méthode, une manière d'analyser les situations, l'habitude d'embrasser et d'envisager tous les éléments des décisions à prendre. Par la multitude des problèmes posés au cours des exercices, en salle ou sur le terrain, nous avions ... (Ce chapitre était seulement rédigé au brouillon, et est resté inachevé).

 




[1] Le jour ou, au cours d'un soyage de l’école, le début du repas était particulièrement glacial, ne le vit-on pas saisir une assiette et se la briser d'un coup sur la tête ! Le geste imprévu provoqua un tel éclat de rire que l'atmosphère en fût aussitôt détendue.


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