Conférence faite par le général d'armée DE LATTRE DE TASSIGNY le 2 décembre 1947 à la séance d'inauguration de l'École supérieure de guerre

Au lendemain de la victoire qui avait porté nos armes au-delà du Rhin et du Danube jusqu'au cœur des Alpes autrichiennes et bavaroises, le commandement français se trouvait dans une situation dont l'histoire ne donne, il faut le reconnaître, que peu d'exemples.

 

A des unités exaltées par les campagnes qui leur avaient permis, en liaison avec les forces alliées, de libérer le sol national et de forcer à coups de canons le territoire ennemi, ne correspondait plus qu'un appareil militaire désorganisé par quatre années d'occupation et dont la guerre avait cruellement montré la vétusté.

La rénovation de cet appareil devait donc s'inscrire dans l'œuvre générale de reconstruction qui incombait à la France.  

L'ordre d'urgence des tâches à accomplir s'imposa de lui-même au commandement. Les missions imparties à l'armée, et plus particulièrement la nécessité impérieuse de disposer au plus tôt de réserves instruites exigeait la reprise immédiate du service militaire. Et au début de l'été 1946, nos corps, installés dans des camps aménagés suivant des principes modernes, formaient leurs recrues avec des méthodes hardiment novatrices.

 

Depuis plusieurs mois déjà, les cadres instructeurs passaient successivement dans des écoles de formation où ils étaient initiés à ces méthodes, à leur esprit et à leur mise en œuvre.

 

Nos écoles d'officiers et de sous-officiers étaient pendant ce temps l'objet d'une réorganisation parallèle. L'Ecole spéciale militaire interarmes recevait à Coëtquidan l'ensemble des futurs officiers et leur dispensait une commune formation morale, intellectuelle, physique et militaire. Les écoles d'application, un an plus tard, les spécialisaient dans la technique et la pratique de l'arme de leur choix.

 

Cependant, les écoles de cadres étaient progressivement transformées de manière à assurer, spécialement, la formation de nos futurs officiers et sous-officiers de réserve.

 

Il reste certes encore beaucoup à faire dans chacun de ces domaines pour y atteindre la perfection. Mais les révolutions ne se font pas en un jour, ni même en quelques mois. Nous savons que l'œuvre entreprise doit encore subir bien des retouches de détail et recevoir maints compléments nécessaires.

 

Dès maintenant cependant, les premiers résultats sont concluants et prouvent à l'évidence que nous nous sommes engagés dans la bonne voie. Il suffit d'y persévérer.

 

Tout en se consacrant à la tâche dont je viens de vous tracer les grandes lignes, le commandement mettait sur pied la refonte de l'enseignement militaire. La fermeture de l'Ecole supérieure de guerre avait arrêté pendant six ans le recrutement et la formation des officiers d'état-major, et tous nos organes de commandement en souffraient. La prolongation de cette situation risquait en outre, d'hypothéquer gravement l'avenir en empêchant de sélectionner les chefs de demain.

 

Là aussi nous avons couru au plus pressé. Et l'Ecole d'état-major remplaçait, il y a un an, le centre de formation créé pendant la guerre pour répondre aux besoins des grandes unités en campagne.

 

Elle recevait la mission d'initier de jeunes officiers aux techniques et aux méthodes d'état-major et d'ouvrir leur esprit aux problèmes qui se posent au commandement. Ainsi se trouvait réalisé le premier degré de notre nouvel enseignement militaire.

 

C'est encore une nouvelle étape dans cette voie de notre renaissance qui nous réunit aujourd'hui. Son importance et sa signification profonde sont soulignées par la haute présence du secrétaire d'Etat aux forces armées à cette première réunion, et par la participation d'officiers particulièrement distingués des nations alliées et amies venus partager votre vie d'études.

 

Il ne s'agit pas tant ce matin, en effet, de procéder solennellement à la réouverture de notre ancienne Ecole supérieure de guerre que d'inaugurer une institution nouvelle, au sein de laquelle se formeront la doctrine et les cadres qui nous sont nécessaires pour mener à son terme notre redressement militaire.

 

Pour effectuer ce redressement, nous ne prenons du passé que les constantes qui s'en dégagent. Et sur cette base solide, nous voulons, vous le savez, innover hardiment.

 

Il vous faudra de même dans vos études, dans vos travaux, dans tout l'effort de votre pensée, aller vigoureusement de l'avant pour aider à ce que notre armée nouvelle ait toujours les états-majors, les chefs et la doctrine que le moment réclame.

 

Je ne prétends certes pas vous apporter ce matin des « recettes » pour y réussir. Il n'y en a pas. Je voudrais seulement esquisser devant vous quelques perspectives destinées à orienter vos efforts et vos travaux.

 

C'est pourquoi, après avoir précisé les missions qui incombent à cette école, je tenterai de tracer devant vous la silhouette de l'officier d'état-major tel qu'il peut être conçu aujourd'hui. J'analyserai ensuite quelques-uns des caractères essentiels du chef de guerre. Et pour terminer, je vous indiquerai rapidement les méthodes qui vous seront appliquées et l'état d'esprit dans lequel vous devrez vous y adapter et les assimiler.


 

1 - L'École supérieure de guerre

 

Aux termes mêmes des instructions données, il y a plus d'un an, par le commandement, l'Ecole supérieure de guerre doit en effet :

 

-d'abord préparer des officiers à. l'exercice des fonctions les plus élevées des états-majors supérieurs ;

-ensuite permettre de sélectionner le haut commandement de l'avenir en formant des chefs capables de commander des unités importantes de toutes armes ;

-enfin collaborer par ses études et ses travaux à l'établissement, à l'évolution et éventuellement à la rénovation de la doctrine qu'elle est chargée d'enseigner.

 

On pourrait croire, à première vue, que ces missions restent les mêmes que celles qui ont été dévolues à notre enseignement militaire depuis sa création. Mais en fait, leur objet est essentiellement différent. L'évolution des formes de la guerre est susceptible de modifier à tout instant une partie des connaissances et, par conséquent, des aptitudes nécessaires à l'officier d'état-major et au chef.

 

Il faudra donc que cette école sache être à la tête de cette évolution pour s'adapter à temps aux besoins du moment. Ce ne sera pas là - l'expérience de 1939 vient de nous le démontrer - la moindre des difficultés qu'elle rencontrera.

 

Il est indispensable, et on ne saurait trop le répéter, que l'Enseignement militaire supérieur, comme le haut commandement, ait sans cesse le désir et le souci de la souplesse et de la disponibilité de l'esprit, qui seules permettent de suivre l'actualité, d'en assimiler l'évolution et d'en tirer les conséquences.

 

Cette tâche peut paraître délicate et ardue. Devant les inconnues des inventions nouvelles, il semble difficile de bâtir une doctrine valable. Mais l'étude de l'histoire montre qu'en matière militaire, toutes les évolutions se font autour de « constantes » qu'il est possible, je voudrais un jour vous le montrer, de définir et d'analyser. C'est en s'appuyant sur ces constantes, en les prenant comme système de référence, que l'on pourra dégager des progrès techniques 'les formes probables du conflit à venir,

 

Le travail accompli de 1930 à 1935 par l'état-major allemand pour définir les possibilités des unités blindées et de l'aviation et en tirer les conséquences, sur les plans de la tactique, de la stratégie et de l'économie nationale, constitue probablement l'exemple le plus frappant de ce qui peut être réalisé dans ce domaine.

 


2 - L'officier d'état-major

 

Chaque époque, chaque pays a conçu d'une manière différente le rôle et les fonctions de l'officier d'état-major.

 

La formule allemande est trop connue pour que j'y insiste. Elle faisait de l'officier d'état-major, non seulement l'auxiliaire immédiat du chef, mais aussi son porte-parole éventuel habilité à prendre, à sa place, toutes les initiatives, à donner en son nom les directives ou les ordres les plus formels.

 

Dans l'armée américaine, où l'organisation et le planisme jouent un rôle essentiel, l'officier d'état-major est un technicien membre d'une équipe. Et cette équipe possède en propre une véritable personnalité qui exerce sur celle du chef une influence très profonde.

 

Nous ne saurions nous en étonner.

 

Au cours de la dernière guerre, les officiers de l'armée régulière américaine ne représentèrent que 2 pour cent de l'ensemble du corps des officiers de l'armée mobilisée : à côté d'eux, et dans une forte proportion, des hommes provenant directement de la vie civile, reçurent un grade en raison de leur qualification professionnelle.

 

Appuyés sur une profonde connaissance technique, les avis de ces conseillers étaient particulièrement écoutés du commandement à qui était nécessaire, pour s'en affranchir à bon escient, une très forte culture militaire, ou un tempérament exceptionnel de chef.

 

Le général Eisenhower, le général Bradley, le général Devers, Patton entre autres, étaient de ceux-là ; et pour ne citer qu'un exemple que j'ai moi-même vécu, combien le général Patch sut-il dominer la résistance de son état-major accroché à son plan, quand, sur ma demande instante, il m'autorisa à déclencher, bien avant le jour fixé, l'attaque de Toulon.

 

Vos études personnelles ont dû vous montrer qu'en France, le rôle de l'officier d'état-major a évolué profondément au cours de notre histoire. Celui qui lui incombe maintenant découle des enseignements du dernier conflit et des conséquences des récents progrès techniques.

 

Auxiliaire immédiat de son chef, l'officier d'état-major prépare le travail de celui-ci en pensant les problèmes à son échelle, c'est-à-dire dans toute leur ampleur. Mais il les simplifie de manière à n'en présenter que les données essentielles indispensables à la synthèse d'où jaillira la décision.

 

Vivant avec son chef dans une nécessaire intimité intellectuelle, il doit en avoir compris la personnalité el le caractère. Sinon, comment se plier à ses exigences, lui donner utilement les avis qu'il peut solliciter, assimiler sa pensée pour la traduire fidèlement aux échelons subordonnés.

 

L'esprit du chef embrasse des ensembles et ne peut se perdre dans les détails. C'est à son auxiliaire que revient la tâche parfois ingrate de lui indiquer les possibilités des moyens et leurs servitudes. A lui encore de préparer l'emploi de ces moyens en fonction de la décision, et d'en faire comprendre aux échelons subordonnés la mise en œuvre selon l'esprit du chef, en ayant assez d'autorité morale et de rayonnement pour stimuler partout activité, énergie et confiance.

 

Dans ces conditions, l'officier d'état-major est également l'aide de camp au sens noble du mot. Je veux dire par là que, dépositaire de la pensée du chef, il est à tout moment en mesure de la traduire ou mieux de la porter aux exécutants. Et la rapidité croissante des crises du champ de bataille moderne rend à cette conception ancienne toute sa valeur rajeunie.

 

A de tels officiers, en dehors des qualités de vigueur, de résistance à la fatigue, de caractère et de foi, il faut évidemment une vaste culture intellectuelle et technique, un esprit critique développé, un jugement sûr, un sens profond de l'homme et de ses possibilités.Mais toutes ces qualités ne serviraient à rien si elles n'étaient animées et dominées par cette discipline intellectuelle dont le maréchal Foch, quand il enseignait dans cette maison, disait « qu'elle était à la fois compréhension, obéissance et discipline ».

 

Je crois nécessaire, messieurs, d'attirer tout particulièrement votre attention sur cette vertu, base de toute action collective. On en parle beaucoup : elle satisfait en effet notre esprit cartésien par tout ce qu'elle comporte d'ordre et de logique. Mais on la pratique peu, car elle répugne à notre individualisme foncier.

 

La complexité croissante de nos activités militaires exige impérieusement la division du travail et le recours aux spécialistes. Comment, dans ces conditions, rassembler les éléments d'une décision rationnelle et assurer une exécution conforme si chacun n'accepte cette discipline de la pensée et de l'action ?

 

Que de fois j'ai rencontré de ces officiers qui, faute de se plier à de telles exigences, étaient incapables de placer le problème à traiter dans son cadre d'ensemble et ne le résolvaient que dans la perspective étroite de leurs conceptions personnelles, de leur spécialité, ou parfois même de leur entêtement.

 

Aujourd'hui encore, les bureaux de nos états-majors ne manquent pas, il faut bien l'avouer, d'officiers qui, inconsciemment sans doute, éludent cette discipline intellectuelle sans laquelle il n'y a pourtant ni travail efficace, ni continuité, ni solutions harmonieuses.

 

Telles sont les quelques idées que j'ai voulu soumettre à vos réflexions. Je n'ai certes pas cherché à épuiser un sujet qui mériterait à lui seul un exposé entier. je désirais seulement vous proposer ce que je crois être les bases fondamentales sur lesquelles il importe que vous établissiez votre comportement intellectuel et que vous développiez votre caractère et toute votre personnalité pour atteindre le but que vous vous proposer en entrant dans cette école.

 

3 - Le chef

 

Après vous avoir esquissé la silhouette et le rôle de l'officier d'état-major dans nos armées modernes, je voudrais maintenant rechercher avec vous les caractères essentiels du chef de guerre de demain. Nous n'entendons pas en effet nous contenter de faire ici des officiers d'état-major. Nous pensons également, comme je vous l'indiquais tout à l'heure, aux besoins du haut commandement, c'est-à-dire que nous avons le souci de préparer la formation de chefs capables de commander des unités importantes de toutes armes.

 

LE CHEF : HOMME DE SAVOIR.

 

L'enseignement essentiel du dernier conflit, c'est le caractère total, pour ne pas dire intégral, de la guerre moderne. Celle-ci désormais met en jeu toutes les ressources des coalitions en présence. Aux opérations proprement dites sont venues s'ajouter la guerre politique, la guerre économique, la guerre psychologique qui se combinent avec la guerre militaire pour obtenir la décision.

 

Dans de telles conditions, la conduite générale de la guerre ne saurait plus incomber qu'à la seule autorité capable de mettre en œuvre les forces vives de la Nation, c'est-à-dire au gouvernement.

 

Le chef militaire doit donc connaître simultanément tous les grands problèmes du pays. Rien de ce qui permet la connaissance de la Nation, la mesure de son potentiel et de sa force de résistance ne doit lui rester étranger. Géographie, histoire, diplomatie, économie, problèmes de main-d'œuvre, aspirations de la jeunesse, grands courants idéologiques, rien ne doit lui échapper.

 

A cette connaissance de son propre pays, le chef doit joindre une connaissance analogue des autres nations, qu'elles soient des alliées probables ou des ennemies possibles.

 

Dès lors, vivant sur le plan intellectuel, en contact étroit et en communion complète avec les autres éléments directeurs de la Nation, il sera à même de penser les problèmes militaires dans le cadre d'ensemble dans lequel ils s'insèrent. Et les ayant pensés, il pourra conseiller efficacement le gouvernement en matière de défense nationale et exercer, avec l'autorité que donne la compétence, les grands commandements qui lui seront confiés.

 

Mais il n'y a là qu'un premier aspect de ce qui doit constituer l'objet des préoccupations du chef. L'étude des formes mêmes des opérations de demain en est un second.

 

Bien que l'évolution scientifique périme rapidement les matériels et leur confère une instabilité sans cesse accélérée, l'homme n'abandonne pourtant pas facilement les armes et les méthodes dont il a éprouvé la qualité. Il ne fait plus souvent qu'ajouter à l'arsenal en cours d'usage de nouvelles armes auxquelles il convient de faire cependant correspondre de nouveaux procédés de combat et de nouvelles techniques de parade et de riposte. A côté de la guerre militaire, avant elle ou parallèlement à elle, se livre une véritable guerre du matériel, bataille de laboratoires et d'usines, dont le but constant est de réaliser sur l'adversaire, virtuel ou déclaré, l'avance de potentiel qui assurera la victoire.

 

Prévoir les applications militaires des découvertes récentes, juger de leur valeur, mettre au point leurs procédés d'emploi, mesurer leur influence sur l'évolution des formes de la guerre, orienter les recherches, tels sont, dans ce domaine, les points principaux où doit s'appliquer l'activité intellectuelle du chef moderne.

 

Il ne pourra satisfaire à ces obligations essentielles qu'en se tenant sans cesse au courant des grands mouvements de la pensée scientifique et technique du monde qui l'entoure.

 

Les connaissances que ses fonctions lui imposent ne sauraient être évidemment complètes et détaillées. Leur étendue et leur diversité commandent leur nature. Ce sont des vues d'ensemble, et de larges synthèses qui permettent au chef de penser les problèmes qui se posent à lui, et de devenir, comme le disait Lyautey, « un technicien des idées générales ».

 

Mais « les plus belles idées seraient d'un effet nul sans les qualités que réclame leur application ». A la guerre, nous le savons, mais il est toujours bon de le répéter, « tout est d'exécution ». Savoir, oui, bien sûr, mais il faut y ajouter pouvoir. Et c'est alors qu'entre en jeu cette imagination créatrice qui sait ouvrir les grandes avenues pour la pensée et pour l'action, sans laquelle il n'est pas de vrai tempérament de chef.

 

LE CHEF : HOMME D'INTUITION.

 

D'un côté l'intégralité de guerre, son caractère national, sa technique complexe exigent du chef une somme de connaissances que peu d'hommes peuvent amasser au cours d'une longue vie d'études. De l'autre, la nécessité de concevoir les conditions de la prochaine bataille, de réaliser à l'avance les répercussions militaires des dernières découvertes exige une imagination active et toujours à l'affût des idées nouvelles mais tempérée par le souci constant d'adapter les plans aux possibilités nationales.

 

Entre les écueils laissés par le passé et ceux que sèmera l'avenir, le chef ne peut compter que sur son intuition et son génie personnel, pour trouver sa route. La faute de maneuvre serait de ne «penser» que la guerre d'hier, de la mettre en formules, en pilules, et de se scléroser en étudiant un passé qu'il ne faut cependant pas négliger, car il est la seule source d'où extraire les constantes toujours valables.

 

Devant l'ampleur du savoir requis du futur chef dans l'ensemble des domaines de la connaissance, un danger guette les natures trop studieuses qui s'efforcent de s'assimiler cette somme de savoir : l'excès de travail. Il est donc indispensable d'organiser son travail, c'est-à-dire son état-major, son bureau, sa section, que d'être un pic de la Mirandole. Un chef doit savoir libérer son esprit, défendre sa pensée contre les mille détails qui viennent obscurcir le tableau fondamental et rendent la décision plus ardue.

 

C'est au cours de l'élaboration de la décision que l'ambiance et les situations particulières se heurtent aux rigueurs de la technique et aux conditions qu'elle impose ; le chef est celui qui doit savoir violenter les servitudes de la technique et tout adapter à la situation du moment.

 

Notre histoire militaire est fertile en opérations d'une rare audace qui semblent un défi à la technique, et qui ont été cependant d'éclatants succès.

 

Les campagnes et faits d'armes du général Leclerc sont pour la plupart autant d'exemples du génie intuitif qui caractérise en lui l'homme de guerre, le chef légendaire que la Ểrance entière pleure aujourd'hui.

 

C'est tantôt le raid rapide, véritable coup droit imprévisible et implacable, qui laisse l'ennemi sous l'impression de la terreur, de l'angoisse et de la crainte irréfléchie : c'est Koufra, puis le Fezzan.

 

C'est aussi l'exploitation prodigieuse du succès initial, et c'est la course du Fezzan à la Tripolitaine, comme Strasbourg a été le terme magnifique d'une ruée audacieuse.

 

Conservez pieusement, messieurs, le souvenir de celui qui, parmi tant de victoires, a inscrit dans les plis de ses drapeaux le nom prestigieux de Paris libéré. Certes, le général Leclerc avait reçu de la nature des dons exceptionnels, mais sa ténacité, la fermeté de son caractère, la rapidité de son jugement et son audace sont autant de qualités et de vertus que vous devez honorer en cherchant à les acquérir.

 

Ce pouvoir de prendre des décisions souvent contraires au résultat de vos études vous sera donné par l'intuition.

 

On entend trop souvent assurer que l'intuition est un don. Contrairement à la légende, elle est le résultat de longues années de veilles, au cours desquelles le chef a entraîné son esprit, son jugement, par de constants et sévères exercices d'assouplissement.

 

L'intuition est le fruit des longues méditations couronnant de méthodiques études. Même lorsqu'elle semble surgir de l'esprit comme une inspiration céleste, elle a été engendrée par de longs efforts de travail volontaire. « Si l'on trouve sans chercher, affirmait Egger, c'est qu'on avait cherché sans trouver. » La brusque irruption devant nos yeux de la solution qui s'impose peut faire croire à l'improvisation brutale, alors qu'il n'y a là que le résultat d'une longue lutte avec le réel.

 

Napoléon lui-même n'écrit-il pas dans sa Correspondance : « Ce n'est pas un génie qui me révèle tout à coup en secret ce que j'ai à dire ou à faire dans une circonstance inattendue pour les autres. C'est la réflexion, c'est la méditation. »

 

Vous indiquer en détail les méthodes qui doivent présider à ce travail de réflexion et de méditation m'obligerait à sortir du cadre que je me suis tracé tout à l'heure. Il serait indispensable, cependant, de le faire au cours de cette année pour vous permettre de développer en vous cette intuition, base de toutes les grandes décisions.

  

LE CHEF MILITAIRE : SA COMPREHENSION HUMAINE.

 

Le savoir et l'intuition ne sont pas, l'apanage du chef militaire. Le savant, l'ingénieur, l'artiste, l'écrivain, à des titres différents, possèdent ces mêmes qualités. Mais le chef militaire se distingue du savant ou de l'ingénieur en ce qu'il ne se laisse pas guider par la technique. Il se distingue du poète en ce que la réalité a pour lui plus de prix que la fiction.

 

La science, la technique et l'art portent en eux leur danger. Ils détachent souvent l'homme de la réalité ; ils le font vivre dans un monde fictif où les passions, les faiblesses et les servitudes humaines ne comptent plus, où le contact de l'homme se perd. Les applications du progrès scientifique déshumanisent l'homme en lui faisant perdre le sens de l'effort.

 

Mais « loin d'être une science exacte, la guerre est un drame effrayant et passionné » a dit Jomini.

 

La qualité maîtresse du chef sera donc sa faculté de compréhension humaine, son pouvoir de garder le contact avec l'homme, à travers la pensée parfois déformante de son état-major et malgré l'inexorable emprise de la technique. Le matériel le plus perfectionné n'est rien sans la main qui l'anime. Le chef le plus doué perd toute son efficacité s'il n'a pas le sens humain qui lui permet de jouir de la confiance de ses troupes, de bénéficier du don de leur âme sans lequel rien de grand ne peut être accompli.

 

Le sens de l'homme, la possibilité de mesurer ses réactions et le pouvoir de l'élever au-dessus de lui-même presque malgré lui, voilà les qualités essentielles du chef. C'est grâce à elles qu'il peut sentir sa troupe souple et vibrante entre ses mains, prête à tous les efforts. Alors, bousculant les plans imposés par les servitudes techniques, il prend ces décisions qui déroutent l'adversaire, et sont ainsi à la source des grandes victoires militaires.

 

Les guerres de la Révolution et de l'Empire abondent en exemples propres à illustrer ces affirmations : Austerlitz, dont nous commémorons aujourd'hui l'anniversaire, en est peut-être le plus remarquable ; l'Empereur, lassé de tant d'objections que présentent ses maréchaux, va au milieu de ses troupes chercher le réconfort de leur confiance. Il les comprend, il sait leur parler, et l'enthousiasme qui naît sur son passage comme une traînée de poudre, crée une exaltation collective qui décuple leurs forces. Il sait la puissance de son rayonnement et recherchera toujours dans les périodes de crise le contact avec ses grognards, dont il fait des héros. Et quand, au déclin de l'Empire, tout paraît perdu, quels redressements ne fait-il pas à la tête de ses Marie-Louise à Montmirail et à Champaubert ?

 

Savoir, intuition, sens de l'homme, telles sont les qualités maîtresses du chef de guerre sur lesquelles j'ai voulu orienter vos réflexions. Pour être complet, il me faudrait évidemment vous parler du caractère, de la faculté d'adaptation et de toutes ces vertus sans lesquelles il n'est pas de véritables conducteurs d'hommes.

 

Mais mon but n'est pas là. Encore une fois ce sont seulement les idées que j'entends livrer à vos méditations.

 

 

 

4 - Formation du chef : les procédés

 

Je manquerais, messieurs, à l'enseignement donné dans cette maison si, après vous avoir défini les objectifs, je ne vous précisais pas les moyens qui vous permettront de les atteindre. Il me reste donc à vous indiquer les conditions dans lesquelles vous aurez à travailler.

 

Existe-t-il une méthode simple d'améliorer le jugement et le caractère d'hommes déjà mûris par l'expérience des années que nous venons de vivre et par un long séjour sous les armes ? Une telle méthode devrait permettre à la fois l'entraînement à l'exercice du commandement et l'assouplissement de l'esprit dans le respect absolu de la discipline intellectuelle, pierre de touche de toute réussite militaire.

 

Pareille panacée n'existe certes pas. La formation du chef exige l'épanouissement des qualités personnelles. Chacun de vous ne peut réaliser son plein essor que dans des conditions intellectuelles et physiques particulières. Votre milieu, votre tradition classique, scientifique ou technique vous ont déjà marqués ; il est maintenant trop tard pour vous fondre en un même creuset... et c'est très bien ainsi.

 

Dans les crises qu'il a traversées, notre pays a toujours vu surgir le chef le mieux adapté aux dangers de l'heure ; au maréchal Joffre, calme et solide comme un roc qui sauve le pays au moment où tout paraissait désespéré, a succédé le seul homme capable, par son dynamisme et son imagination créatrice, de galvaniser la coalition alliée : le maréchal Foch.

 

Gardons-nous donc de vouloir imposer à nos officiers un moule trop rigide, destructeur de personnalité. Efforçons-nous au contraire de créer autour d'eux le climat le plus favorable au développement harmonieux des qualités de chacun.

 

Fervents disciples de Descartes, nous avons appris à juger par analyse et à décider par synthèse ; nous croyons fermement que ce système de pensée française a fait ses preuves et qu'il n'en faut point changer. Les innombrables témoignages du rayonnement dans le monde de nos penseurs et de nos grands généraux suffiraient à nous en convaincre s'il en était besoin.

 

Mais il faut être rompu à l'emploi de cette méthode. L'exercice intellectuel est aussi nécessaire à l'esprit que l'éducation physique l'est au corps. La formation du chef est comparable à celle de l'artiste qui, avant de composer, s'assouplit chaque jour par des gammes, tout en meublant son esprit par l'étude des maîtres.

 

C'est pourquoi deux séries principales d'exercices vous seront proposées. Une première, constituée par des thèmes tactiques et des travaux d'ordre plus général, représentera les gammes destinées à assouplir votre esprit tout en vous entraînant à analyser et à juger, à synthétiser et à décider, à rédiger et à exposer. Pour que ces exercices soient fructueux, je demande instamment au commandant de cette école et à vos professeurs, non seulement d'en diversifier la nature à l'extrême, mais aussi et surtout d'en varier le rythme, quitte même à lui infliger parfois quelques ruptures brusquées.

 

Je voudrais que vos esprits, auxquels les périodes de repos et d'assimilation nécessaires seront soigneusement et largement ménagées, soient habitués à traiter sans transition des problèmes les plus divers, à passer immédiatement des plus hautes spéculations intellectuelles à des questions de détail pratique.

 

Une telle méthode de travail vous rendra rapidement capables de remplir efficacement vos fonctions dans toutes les circonstances de la guerre. Les situations y changent en effet avec une rapidité qui déconcerte les esprits non préparés, et les problèmes les plus divers s'y posent successivement et même parfois simultanément.

 

La deuxième série d'exercices, toute didactique, vous donnera le minimum de connaissances nécessaires pour orienter vos réflexions et vos travaux personnels. Conduite sous la forme de conférences, par des professeurs ou des experts éminents qui penseront tout haut devant vous les grands problèmes nationaux et mondiaux, elle vous permettra en outre de vous familiariser avec les disciplines nécessaires pour traiter de telles questions.

 

Mais quels que soient les soins apportés par vos professeurs et vos conférenciers, ces exercices ne produiront d'effet que si vous consentez à les aborder avec une honnêteté intellectuelle scrupuleuse. Cette qualité est à la base de toute étude et vous ne sauriez vous en passer.

 

Enfin, il me paraît indispensable que l'ambiance qui présidera à vos travaux vous rapproche sans cesse d'une réalité dont l'effort intellectuel exigé de vous risquerait de vous éloigner. Les conditions dans lesquelles il est désirable de vous voir travailler et que je viens de vous définir, créeront d'elles-mêmes un climat de nature analogue à celui dans lequel vous exercerez votre activité en campagne.

 

Mais je crois nécessaire d'aller plus loin dans cette voie. Il faut que les sujets des exercices qui vous seront proposés orientent sans cesse vos pensées vers le concret. Ils devront, à cet effet, ne jamais isoler le problème militaire à résoudre des éléments de toute nature qui, dans la pratique, viennent sans cesse modifier les seules données techniques, et par conséquent les solutions qui s'en inspirent.

 

C'est à vous de penser les problèmes constamment renouvelés de la guerre moderne, sous l'impulsion de vos professeurs qui, selon l'expression du maréchal Foch, doivent être « des prophètes inspirés par leur Dieu ».

 

A vous, messieurs, qui avez l'honneur d'enseigner dans cette maison, de savoir éveiller l'enthousiasme de vos élèves, de les faire vibrer et de leur communiquer votre ferveur.

 

Vous les engagerez résolument dans les voies de l'avenir là où « l'esprit de prévision doit s'exercer d'autant plus activement que les leçons du passé restent impuissantes à découvrir les progrès de la science ».

 

Et vous, les disciples, dans cette ambiance et avec cet état d'esprit, vous devrez utiliser les méthodes de travail qui vous sont proposées et vous soumettre à leurs exigences. Si nous les avons choisies, c'est qu'elles nous paraissent les plus adaptées à notre tempérament national, à notre esprit latin. Mais elles ne sont pas les seules. D'autres, et notamment celles qui sont apparues dans les armées américaines et britanniques, pendant le dernier conflit, doivent retenir toute notre attention.

 

Une étude sérieuse des buts qu'elles se proposent, des principes sur lesquels elles reposent, des résultats auxquels elles aboutissent nous permettra de les juger en toute sérénité. Les conclusions que nous retirerons de ce travail auquel je vous convie nous amèneront peut-être à modifier nos propres méthodes en nous inspirant de celles qu'utilisent nos alliés.

 

Nous ne saurions oublier, par exemple, que l'organisation de la défense de notre union française pose à notre esprit des problèmes entièrement nouveaux pour nous. Ce sont précisément des problèmes de même nature que les alliés ont été amenés à penser et à vivre au cours des campagnes d'Extrême-Orient. Leur expérience peut donc nous être, ici comme ailleurs, des plus précieuses.

 

Dans son discours de réception à l'Académie française, le maréchal Joffre disait :

 

Jamais nous n'aurions pu faire ce que nous avons fait si les grand états-majors de l'armée ne se fussent pas maintenus comme des rocs au milieu de la tempête, répandant autour d'eux la clarté et le sang-froid, entourant leurs chefs sur qui pesaient les plus grandes responsabilités d'une atmosphère de confiance saine et jeune, qui les soutenait, qui les aidait, en gardant dans le labeur le plus épuisant, au cours d'une épreuve morale terrible, une lucidité de jugement, une facilité d'adaptation, une habileté d'exécution d'où devait surgir la victoire. »

 

Je ne doute pas, messieurs, que conduits par les idées que je viens de vous exposer, guidés par les professeurs compétents et dévoués qui vous dispenseront savoir et méthode et qui créeront autour de vous le climat le plus favorable à l'épanouissement de votre personnalité, vous ne vous efforciez de faire mériter à nos états-majors de demain un éloge analogue.


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