Regards sur la 53e promotion par les colonels VAN BELLE et SASSIER




Notre promotion entra à l'École au lendemain de la crise économique de 1929, un moment où la vie à Paris était particulièrement dure : l'armée dut prendre quelques dispositions d'ordre financier pour qu'un nombre suffisant de candidats valables se présentent à l'examen d'entrée. La promo a formé un bloc assez cohérent et dans l'ensemble sympathique ; et c'est avec une certaine nostalgie que l'on revit en pensée les deux années d'une lointaine jeunesse.


On nous permettra d'évoquer au hasard quelques-uns d'entre nous. CHOMEL, major d'entrée, n'a laissé que de très bons souvenirs. PIOLLET, aviateur, s'est fait remarquer à l'écrit par un thème tactique fumant. Le correcteur brandissait la copie sous le nez de ses collègues : « Qui de vous, messieurs, en ferait autant ? » PIOLLET fut donc mis sur la sellette à l'oral et même retourné sur le grill. Il termina au sommet de la hiérarchie, et c'est fort bien ainsi.


Faute d'autre critère, DE BEAUVILLE, l'œil aigu derrière son monocle, notait l'éducation de chacun ; comme pour le classement à l'entrée, toute la promo s'estimait dans le premier tiers. Le secrétaire de promotion, le marsouin BOUSQUET se dépensait avec discrétion. KREBS, dialectique, justifiait toujours ses décisions « pour trois raisons », mais son exposé nous en révélait la première, parfois la deuxième, jamais la dernière.


Parmi les camarades étrangers, STUTESMAN nous fit un jour un amphi sur l'armée américaine. Comme il estimait son français embryonnaire, il entra ainsi en matière : « Si vous assistez à une course de taureaux, et si le public est mécontent du toréador, il crie « assassin ». Quand vous m'aurez entendu, j'ai grand peur que vous ne disiez vous aussi : « assassin ». Son humour s'exerçait en mainte autre circonstance. Il me souvient d'un exercice où, dans une situation extrêmement mouvante, un instructeur lui demanda : « Quelle mission donnez-vous à votre artillerie lourde ? » - « Faire du bruit », répondit-il, imperturbable, montrant ainsi toute l'importance qu'il attribuait à l'action des forces morales dans le combat.


Le corps professoral nous a laissé des impressions assez disparates. Hautain et glacé, le général DUFFOUR supervisait l'instruction. « Si vous ne savez pas analyser rapidement une situation, si vous ne pouvez l'exposer clairement, vous serez de ceux qu'on n'emmène pas en reconnaissance et vous resterez à l'arrière à paperasser ». Est-ce la raison pour laquelle il a tant écrit ? On lui attribuait, en les déformant quelque peu, d'autres aphorismes : « Toutes les solutions sont bonnes ; seule est admise celle de l'École. »


Le général HARTUNG s'intéressait à notre vie personnelle et nous manifestait une affection toute paternelle. A la première confession, il demanda à l'un d'entre nous avec quel officier étranger il s'était lié. Apprenant que rien n'était encore fait, il protesta vivement. Le général voyait juste : DE LOMBARES (60e promotion) a montré l'importance capitale de ces liens d'amitié.


Le colonel LOISEAU régentait la tactique générale. Rigide et avare de ses mots, il semblait avoir avalé son sabre, un tout petit sabre droit, bien entendu. Il nous fit distribuer un gros ouvrage de son cru : Combat du corps d'armée dans l'armée, portant son exergue : « Si je combats, je gagne » (Confucius), ce que VAN BELLE traduisait pour la galerie : « Si je fais le..., je gagne. »


Un de ses adjoints, le colonel MOUTON, dispensait son enseignement dans une discipline toute napoléonienne et avec une conscience laborieusement scrupuleuse. Au cours du voyage de deuxième année, ZELLER, commandant le corps d’armée ami, se tira fort élégamment de sa tâche, mais sans schéma. Condamné en conclave (fâcheux présage), il demanda le rapport du colonel et fut réhabilité ex-cathedra. Dans sa carrière mouvementée, il préféra ne pas renouveler semblable démarche, qui n'eut probablement pas eu le même succès. SASSIER, commandant le corps d’armée d'en face, fut lui aussi mis au pilori. Il n'eut pas l'audace de réclamer et ne parut pas en souffrir.


Le colonel MENDRAS dirigeait d'une main ferme le cours d'artillerie. Ennemi de tout schéma, il nous plaçait dans les situations les plus imprévues et critiquait vertement les décisions purement scolastiques : « Je vous blâme », s'écriait-il. En 1939, commandant l'École, il fut le premier à faire étudier le combat de deux divisions blindées. Il est vraiment dommage qu'il n'ait pas été appelé à ce poste quelques années plus tôt. Le colonel BREGEAUD appliquait la méthode du maître avec une bonhomie sans pareille. Ayant confié à GENEVEY l'exposé du déploiement d'un groupe d'artillerie, et voyant celui-ci escamoter le délicat problème du « masque », sarcastique, il tendit à GENEVEY... un sitomètre. L'histoire ne dit pas si l'intéressé reconnut l'instrument. Une autre fois, ayant demandé à CACHOU de faire un tour d'horizon, il vit d'un œil apparemment amusé, le disciple, froid logicien, tourner le dos au paysage et décrire le terrain d'après la seule carte qu'il avait déployée, après avoir déclaré s'en remettre avec plus de sécurité à la précision consciencieuse du géographe, auteur de la carte, qu'au hasard d'un examen rapide et nécessairement superficiel du terrain.

Le colonel DE LA FONT menait le cours de cavalerie d'une main sûre et ses solutions étaient d'une élégante clarté.


Le colonel DAME dirigeait le cours d'infanterie avec une autorité indiscutée. Un peu distant, il goûtait peu la plaisanterie. Et certains se souviennent du garde à vous assez crispé qu'il piqua au moment où, au cours d'un voyage tactique, toute la promo réunie autour d'une immense table en fer à cheval se disposait à prendre place, une insolite Marseillaise jaillit subitement d'un vieux phono nasillard. Quel était le responsable ? On hésitait entre VAN BELLE et SAINT-SALVY, le plus sarcastique de nous tous, et qui était aussi le plus secret, ce qui le prédisposait au dangereux travail clandestin qu'il accomplit après l'armistice, au sein du service démographique, organisme de mobilisation astucieusement camouflé.


Un des adjoints du cours d'infanterie exposait un jour la progression d'un bataillon de deuxième échelon en 1915. GILOTTE, qui avait été dans le coup, trépignait de rage. Ses voisins, se cramponnant à lui, eurent toutes les peines du monde à l'empêcher de protester. Vit-on jamais la doctrine s'incliner devant les faits ?


Le commandant JAUBERT nous initiait aux mystères du génie. Au cours du voyage du Nord-Est, il nous annonça qu'il allait nous exposer la bataille de Saint-Privat. DUPUIS fit remarquer innocemment « qu'il n'y avait pas de « pendu » d'Histoire ». Le commandant JAUBERT, visé, se retourna, et le regard torve derrière ses lunettes, explosa de sa voix de basse : « Pourquoi faire ? » Et il nous exposa la bataille avec des accents qui nous tirèrent les larmes des yeux.


Le colonel MENDIGAL enseignait l'aviation. Instructeur de grande classe, conférencier hors ligne, il nous passionnait dans l'étude ingrate d’un plan de recherche de renseignements.


Savoir s'adapter, telle est la grande leçon de l'Histoire porte en exergue un cours du colonel LESTIEN. Avons-nous su le faire ? Le colonel HAUTECŒUR nous ravissait par sa verve et son esprit mordant. Il nous quitta subitement, peu de temps après nous avoir relaté le comportement d’un groupe de divisions de réserve au cours des premiers combats dans la Woëvre en 1914, pénible et prophétique réalité qui ne cadrait pas avec les illusions des inventeurs des divisions de série B. Le commandant THIERRY D'ARGENLIEU nous décrivit sur le terrain les combats d'août 1914 sur la Sambre. Au retour de ce voyage, remontant le Champ-de-Mars avec un stagiaire, il lui demanda si la promo avait été satisfaite. Pris de court, mais voulant faire sentir que le conférencier avait été compris, l'interpellé répondit : « Vous nous avez appris que l'on ne fait pas de l'Histoire militaire seulement avec son cerveau, mais aussi avec son cœur. »


La promo avait naturellement ses jeunes turcs que le corps enseignant mettait complaisamment en vedette. Aussi, le classement officiel de sortie présentait-il quelques différences notoires avec celui que les stagiaires avaient en tête. La variable aléatoire introduite dans la course par les circonstances et les incidents de parcours a quelque peu déjoué ces divers pronostics, confirmant ainsi le rôle prédominant du facteur hasard, plus grand que Zeus et Allah réunis.


La promo a compté 29 officiers généraux : 18 de brigade, 3 de division, 2 de corps d'armée, 3 d'armée, 3 contrôleurs généraux. Proportion inférieure au score de la 60e (maréchal LECLERC), mais supérieure à la 11e (maréchal FOCH). On pourrait d'ailleurs se demander quelle conclusion proposerait un ordinateur auquel auraient été fournis ces éléments statistiques ?


Quoi qu'il en soit, la 53e promotion a la conviction de ne pas avoir démérité. Elle garde religieusement le souvenir de ses cinq camarades morts pour la France. Trois sur le sol métropolitain : BOURGEOIS, CHAUDIÈRE, FEUVRIER. Un en Italie : DE LAMBILLY. Un en déportation : DUPUIS.


Elle y associe la mémoire de deux de ses instructeurs : le général THIERRY D'ARGENLIEU, emporté dans la tourmente de la 9e armée et le général DAME, tombé à Lille en 1940, au milieu des fantassins de sa belle division.



 

Article paru dans le Bulletin trimestriel des amis de l’École supérieure de guerre n°42 (janvier-avril 1969).


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