Le rôle joué par l'École supérieure de guerre dans la préparation de la guerre par le général HOUSSAY




Cette contribution à une étude réalisée à l'occasion du centenaire de l'ESG a été rédigée par le général d'armée Jean Houssay avant recueilli les avis des stagiaires de la 59e promotion (1937-1939).

 


La 59e promotion de l'ESG (1937-1939) présente le double caractère :

 

- d'être la dernière promotion de l'ESG à avoir reçu l'enseignement complet de deux années lorsqu'éclate la seconde guerre mondiale ;

 

- d'être la première promotion de l'ESG appelée à prendre pour base de ses études le dernier en date des règlements définissant la doctrine militaire officielle française, à savoir l'Instruction pour la conduite des grandes unités (IGU) de 1936 diffusée dans les corps de troupe à partir de 1938.

 

Il semble que ces deux caractères confèrent un intérêt particulier pour l'étude de l'enseignement dispensé à l'École de guerre.

 

Les officiers stagiaires français de la 59e promotion, dont les âges s'échelonnaient de vingt-huit à trente-neuf ans, n'avaient dans leur très grande majorité aucune expérience de la guerre européenne. Seuls, quelques-uns d'entre eux, engagés volontaires au cours de la première guerre mondiale (dont les Saint-Cyriens en 1916-1917), avaient pris part, en qualité de sous-lieutenants ou d'aspirants à des combats des années 1917 et 1918. Une proportion relativement importante des stagiaires français avaient pris part sur les TOE aux opérations de pacification en Syrie et au Maroc, avant, pendant et après la campagne du Rif.

 

Les officiers stagiaires étrangers avaient pour la plupart reçu un enseignement de formation de base dans leur pays d'origine au lendemain de 1918, donc fortement influencé par le prestige que la victoire acquise conférait aux doctrines d'emploi des foi-ces en usage dans les armées alliées.

 

Quelques stagiaires étrangers avaient reçu, au cours de stages effectués dans diverses écoles hors de France avant de rejoindre l’ESG à Paris, des principes qui auraient pu apporter une contradiction aux conclusions professées à l'ESG. Mais il n'eut pas été pensable - nous le verrons plus loin - que leur façon de penser pût s'exprimer sous forme de contestation face à la doctrine officielle.

 

L'enseignement dispensé par l’ESG comportait plusieurs phases dont la dernière seule portait la marque spécifique et engageait la responsabilité complète de l'École. Les autres phases (préparation au concours d'admission, stages d'information préalables) en étaient néanmoins directement imprégnées.

 

a) La préparation à l'École comportait l'étude personnelle des diverses disciplines figurant au concours d'entrée : étude des règlements tactiques d'armes, étude historique de quelques campagnes choisies pour figurer chaque année au programme, étude historique de l’évolution de l'organisation de l'armée et des armements, formation des candidats à l'exposé clair et ordonné d’un sujet, moyennant la mise à leur disposition d'une documentation précise mais volontairement incomplète, étude d'une ou de plusieurs langues vivantes (dont une obligatoire).

 

 Les candidats étaient aidés dans cette préparation par des séances organisées à l'initiative du commandement territorial : il leur était loisible (et en fait indispensable) de s'abonner à titre personnel à une revue qui publiait des synthèses (notamment sur des sujets d'histoire militaire) ainsi que des sujets de composition (thèmes tactiques notamment) dont les devoirs étaient corrigés avec une rare conscience par des collaborateurs de la revue, derrière le strict anonymat desquels se dissimulaient des professeurs ou d'anciens stagiaires de l’École de promotions récentes... Tout était déjà mis en œuvre pour que l'unité de pensée, l'unité de méthode fussent assurées, dés la phase de préparation, sous l'autorité directe ou diffuse de l'École.

 

L'aptitude des futurs stagiaires à se plier ultérieurement à une discipline intellectuelle rigoureuse était en outre le résultat de la sélection qu’opérait le commandement sur les candidatures. Au risque de priver les futurs états-majors d'éléments imaginatifs. On n'hésitait pas à refuser, sans publication des motifs, l'autorisation nécessaire à certains candidats qui eussent pu apporter un sang nouveau, fussent-ils quelquefois dignes de l'appellation de « jeunes chiens ».

 

 Le concours d'entrée comportait en outre des épreuves sportives. Mais elles se limitaient à des sports nobles dont le côté militaire était exclu tels que l’équitation de manège ou l'escrime. Il convenait de s'y distinguer beaucoup plus par la finesse du style que par ces qualités d’endurance, de résistance à la fatigue et d'équilibre nerveux, dont l'expérience devait démontrer plus tard à quel point elles constituent l'essentiel des qualités à attendre d'un officier d’état-major dans une situation de crise.

 

Cette préparation au concours d'entrée était complétée par des stages de courte durée, organisés par le commandement territorial dans des unités des diverses armes (autres que celle à laquelle appartenait le candidat). Ce contact direct avec les divers corps de troupe avait une valeur inégale - bien sûr - mais inestimable en fait de formation. J’v reviendrai plus tard, mais j'estime que la connaissance requise des autres armes (qui trouvait son origine, sur le plan pratique, dans ces premiers stages préparatoires et qui se poursuivait ultérieurement) constituait un des bénéfices les plus concrets de l’enseignement de l’ESG et ce, surtout pour les candidats les plus jeunes qui n’avaient eux, qu’une expérience réduite, pour ne pas dire élémentaire de leur arme propre.

 

b) Avant d’entrer à l’ESG au 1er octobre, l'officier stagiaire reçu au concours effectuait dans le même esprit que les stages signalés ci-dessus. Des stages de un à deux mois dans les armes autres que la sienne propre. Les corps de troupe et les unités où s'effectuaient ces stages étaient minutieusement choisis par le commandement pour que l'officier destiné à recevoir les deux années d'enseignement de l’ESG fût déjà placé dans le moule de pensée et orienté vers les réflexes qu'on désirait lui faire acquérir. Mais cette acquisition se faisait au contact des réalités concrètes, perçues au cours d'un stage dans un bataillon d'infanterie, un groupe d'artillerie, un escadron de cavalerie. généralement pour plus de la moitié du temps au cours des manœuvres au camp (la plus grande partie des stages que j’ai effectués ont eu lieu a Valdahon, Suippes ... ), en vivant de plain-pied, sur le terrain et dans les popotes, avec les officiers de même grade de l'unité considérée : dans ces conditions, les officiers stagiaires étaient mis à même de retirer du stage une connaissance sérieuse de l'application des règlements d'armes (connaissance qu’ils étaient amenés à préciser par la rédaction d'un carnet de stage) et approfondie de l'esprit de bouton des différentes armes. Il ne fallait pas longtemps de vie en commun dans une popote de fantassins ou de cavaliers pour qu’un officier n'appartenant ni à l'une ni à l'autre de ces deux armes s'aperçût (ne serait-ce que par le choix des sujets de conversations qu'on était habitué à aborder dans ces deux armes, dites sœurs) de la profonde différence de mentalité qui les séparait.

 

c) Après la préparation livresque au concours d’entrée et l’initiation à la connaissance des différentes armes, l'officier stagiaire entrait pour deux ans à l’École.


Que s'attendait-il à y trouver ?

En ce qui me concerne qui, de la vie militaire depuis ma sortie de l’École polytechnique. n'avais guère Connu que les aspects techniques de mon arme et les principes administratifs du service du Génie (pratique du pontage sur le Rhône au 7e génie, exercice du métier d'ingénieur des travaux publics en construisant des routes, des voies ferrées, des galeries souterraines, des casernements et des blocs de béton armé aux travaux de fortification, pratique des travaux d'infrastructure de voie ferrée au cours d'un temps de commandement au 5e génie), il m'intéressait de m'initier à la connaissance des autres armes et à leur emploi combiné dans le cadre de la division, aux fonctions d’état-major à l'échelon de la division et du corps d’armée. De mon passage à l’ESG, j'attendais qu'il me donnât une vue sur ces problèmes et me permît de remettre progressivement la technique (dans laquelle j'entendais ne pas me cantonner) à sa place, c'est-à-dire au service du commandement. J’ai toujours eu, d'autre part, une attirance pour l'histoire militaire. Je pensais et je ne me trompais pas, que l’ESG était apte à la satisfaire.

 

Je ne m'attendais pas, à ma sortie de l'École, à me voir confier des commandements auxquels mon grade ne me permettait pas de prétendre ; je souhaitais me trouver mieux intégré dans l'ensemble de la condition militaire et recevoir dans des états-majors divers des affectations me permettant de collaborer avec les officiers des autres armes, ainsi qu'avec les aviateurs et les marins. Qu'il s'y mêlât une certaine ambition d'accéder, le temps aidant, à des commandements comportant des responsabilités étendues, pourquoi le nier ? Il me paraît légitime que, dans la conception qui prévalût alors de « faire carrière » dans la voie qu'on avait initialement choisie, un capitaine de trente ans se préoccupât de mettre toutes les chances de son côté pour assurer la réussite de sa carrière, telle qu'il lui était possible de l’espérer, lorsqu'il connaissait bien lui-même.

 

L'enseignement dispensé par l'École avait pour objet principal de former des officiers d'état-major qualifiés. S'adressant à des officiers qui constituaient déjà le résultat d'une certaine sélection (ils avaient fait acte de volonté en s'imposant la préparation au concours et en s'y présentant, ils avaient fait preuve de certaines aptitudes en franchissant la barre du concours d'admission) l'enseignement se proposait aussi de recueillir pour le compte du commandement des appréciations sur le niveau intellectuel des stagiaires, sur leur souplesse d'esprit en face d'un enseignement nécessairement dogmatique.

 

Ces appréciations formulées avec un souci du détail qui témoigne de la conscience professionnelle exigée des instructeurs et professeurs noteurs constituaient pour le commandement une analyse spectrale (les officiers stagiaires à une phase de leur carrière où leur personnalité commençait à s'affirmer, donc un ensemble de renseignements évidemment précieux pour les orientations à donner en vue de tirer le meilleur parti des aptitudes reconnues. Elles encouraient, bien sûr, le reproche valable pour toutes les notes d'école, à savoir qu'elles faisaient la part trop belle à l'intelligence, voire à la mémoire, voire à un excès de conformisme touchant à la servilité toujours bien vue des enseignants, alors qu'elles n'ignoraient que trop la fermeté, l'énergie en face des difficultés, le courage moral sachant faire fi du risque de déplaire, voire même la résistance physique et morale, bref, cet ensemble de traits distinctifs de la personnalité que l'on désigne sous le nom de “ caractère ”.

 

Quoi qu’il en fût, je puis dire que, sous les réserves qu'on trouvera ci-après, l'enseignement que j'ai reçu à l'ESG a répondu à ce que j'en attendais en m'y présentant.


Quel profit ai-je tiré du stage ?

a) Sur le plan de la formation d'état-major, l’enseignement dispensé comportant la connaissance des armes, de leurs procédures et modes d'emploi propres, ainsi que de leur emploi considéré dans le cadre divisionnaire, a pleinement atteint son but.

 

Certains se sont plaints du caractère trop étriqué, trop conformiste, trop primaire en somme, de l'enseignement qu'ils recevaient. En tant qu'initiation à la technique du métier d'état-major, j'estime qu’ils ont tort. J'irai plus loin, j'ai regretté (dès que, à peine sortis de l'école, il nous a fallu pénétrer dans le détail pratique de la vie d'état-major en vraie grandeur) que l'enseignement reçu à l’ESG n'ait pas comporté une initiation plus bassement utilitaire aux nécessités pratiques de la fonction. Un exemple : l'acheminement du courrier. Le choix du mode d'acheminement le mieux adapté à la situation pour les plis et messages destinés aux unités subordonnées requiert à la fois :

 

- une bonne connaissance de la situation ;

- une appréciation judicieuse de l'urgence réelle afférente à chaque message (chacun de leurs rédacteurs les baptise volontiers “ extrêmement urgent ”) ; - une appréciation de leur importance relative ;

- une connaissance approfondie et raisonnée des moyens de transmission disponibles (du porteur remettant le message en mains propres au message radio ou téléphoné) ;

- du recours ou non au chiffre, etc.

 

C'est à la fois très élémentaire et d'une importance capitale. Qu'un ordre parvienne à temps voulu à son destinataire a souvent plus d'importance que l'élégance apportée dans les détails de sa rédaction. Cela dépend, pour une bonne part, de la composition du bureau “ courrier ” de l'état-major, préoccupation d'efficacité essentielle et à laquelle, sur le plan pratique, ne s'intéressait pas l'enseignement de l'École. C'est là un exemple parmi d'autres.

 

b) Sur le plan tactique, en 1re année, et en abordant le plan stratégique au cours de la 2e année, l'enseignement que j'ai reçu à l'École a atteint son objectif qui était de « manèger » les stagiaires à la mise en application de l'IGU de 1936.

 

Il l'a atteint ; on peut même dire qu'il l'a dépassé. Que l’IGU de 1936, bien que toute récente, représentât la doctrine officielle la plus valable pour une guerre à venir, c'est plus que contestable, nous le verrons plus loin. Mais la fidélité constamment pratiquée par l'enseignement de l’École à tous les détails de cette instruction lui conférait une valeur de dogme qui en augmentait indéniablement les faiblesses.

 

Bien entendu, dans la mesure où nombre d'entre nous furent, à la sortie de l'École en 1939, affectés à des états-majors de niveau supérieur au corps d'armée (pour ma part, j'étais affecté en situation de paix à l'EMA et en mobilisation à l'état-major du détachement d'armée des Ardennes qui devint très rapidement, après septembre 1939, la 9e armée du général CORAP), la formation « stratégique » reçue à l’École n'était pas suffisante. Il ne serait pas juste de lui en faire grief, elle n'était pas faite pour cela. Pour y parvenir, il eût fallu, soit quelques mois de pratique, soit une année supplémentaire de cours à l'École. Cette expérience avait été tentée dans les années 1908 sur la suggestion du général FOCH, mais on y avait renoncé, estimant vraisemblablement qu'il était préférable de confirmer par la pratique les leçons reçues au cours des deux années d'École, avant de revenir sur ses bancs pour recevoir un enseignement adapté aux emplois d'état-major à l'échelon armée ou au-dessus. C'est l'objectif que se proposait depuis l'après-guerre de 1914, le Centre des hautes études militaires (CHEM).

 

L'articulation telle qu'elle existe à l'heure actuelle, à savoir :

 

- École d'état-major pour préparer la technique élémentaire d'état-major et dispenser une connaissance des autres armes ;

- École de guerre pour initier à la technique de mise en œuvre combinée des armes dans le cadre de la division ou du corps d’armée ;

- CHEM pour ouvrir l'esprit aux problèmes qui se posent aux cadres supérieurs ;

 

Chacun de ces trois passages « scolaires » étant séparé par une période de plusieurs années comportant obligatoirement un passage dans la troupe pour confirmer (et tester par là même) les officiers dans la pratique du commandement, cette formule est certainement meilleure que celle qu'a connue la 59e promotion.

 

c) Sur un plan personnel (méthode, ouverture d'esprit...), l'École supérieure de guerre a bien rempli le rôle qui lui était assigné. Mais on peut regretter, il faut même le déplorer, qu’elle ait exagérément favorisé le conformisme au détriment de l'indépendance d'esprit. En formulant cette remarque, il convient d'ailleurs de demeurer à la fois réaliste, modeste et prudent. L'École avait pour mission :

 

- non de formuler et d'enseigner une doctrine d’emploi des forces ;


- encore moins de définir les caractéristiques de l'armement de dotation ;


- mais de préparer des officiers sélectionnés par concours à être, au sein des états-majors où ils seraient affectés, les meilleurs metteurs en œuvre d'une doctrine imposée par le chef d'état-major général.

 

La mise en œuvre la plus intelligente de cette doctrine exigeait que pour les situations de crise, celles auxquelles il n'était pas possible d'appliquer tout simplement l'article N du règlement - or, toutes les situations de guerre sont des situations de crise - pour ces situations exceptionnelles, l'officier breveté pût puiser dans une culture générale dispensée par l'École (cette fameuse culture générale qui serait tout ce qui reste quand on a tout oublié) les notions éternelles de l'art de la guerre qui sont de tous les temps.

 

Cette culture générale qui découlait d'une forte culture historique, remarquablement enseignée par l'École, et de tous les thèmes de réflexion para ou extra-militaires constituait un des points très positifs de l'enseignement de l'École. Mais elle aurait dû être complétée et stimulée par des discussions aussi libérales que possible entre les stagiaires (qui devaient demeurer conscients de leur manque d'expérience dans certaines matières, par exemple l'efficacité du feu d'infanterie sur des combattants à découvert, mais qui pouvaient légitimement se trouver en position d'égalité de discussion avec des anciens ou supérieurs pour apprécier l'efficacité tant physique que morale du feu à terre produit par des avions en piqué) et les professeurs (qui devaient savoir dans ces discussions abandonner l'excès de prestige que leur conférait leur expérience et la « distance » que le commandement leur imposait d'observer à l'égard des stagiaires).

 

En demeurant sur le plan intellectuel, qui est de pure logique, on peut à l'occasion d'un thème tactique voir s'affronter des conceptions différentes entre supérieurs et inférieurs. A cet affrontement la discipline et l'efficacité pédagogiques n'ont rien à perdre. Il en va tout autrement si on est conduit à renoncer à de telles discussions, accordant ainsi une prime aux « béni-oui-oui » que guide la notion de classement en fin d'études (classement toujours contesté, mais en fait toujours pratiqué, d'ailleurs inévitable). C'est là que se place une appréciation pour le corps professoral.

 

Je me garderai de tout jugement individuel sur un ensemble de professeurs dont certains sont encore en vie et à l'égard desquels, de tous, j'ai conservé le souvenir précis du respect qu'ils nous inspiraient.

 

Visiblement, les professeurs étaient choisis en fonction de leur conscience professionnelle, de la qualité de leur intelligence et de la certitude qu'on avait qu'ils feraient preuve d'une discipline intellectuelle totale à l'égard de la doctrine officielle. De leur conscience professionnelle et du sérieux qu'ils apportaient tous dans l'accomplissement de leur mission. Je citerai un seul détail qui me paraît constituer un exemple hautement caractéristique : il était fait obligation aux professeurs, appelés à porter à tout moment un jugement sur les officiers stagiaires, de s'abstenir de tout contact personnel avec tel ou tel de leurs disciples. Ce n'est qu'aux tout derniers jours de la deuxième année de séjour à l'École que nous avons pu constater avec quelle discipline cette consigne avait été observée.

 

Les professeurs étaient la pour dresser les stagiaires à l'apprentissage et à la mise en application de l'IGU et non pour en discuter les principes. Au cri mille fois répété de « pas de schéma ! » - qui n'était pas exempt d'une certaine hypocrisie - il s'agissait pour eux d'entraîner les stagiaires à appliquer les diverses solutions préfabriquées contenues dans les règlements. Le front d'attaque d'un bataillon d'infanterie en terrain découvert est de N... mètres, un groupe d'artillerie légère est capable de fournir un tir d'arrêt sur P... mètres, etc.

 

Je me rappelle, anecdotiquement, cette séance d'étude en salle (en 1re année) au cours de laquelle il s'agissait de déterminer, après une étude fort longue, très attentive (et d'ailleurs fort intelligente) du terrain sur la carte, les limites à donner aux zones d'action des trois bataillons d'un régiment d'infanterie déployé dans une situation défensive. De l'aspect des compartiments du terrain (conditionnés par le relief comme par la végétation) on était tenté de conclure que les limites devaient être constituées par telles et telles lignes. Leur adoption n'était pas sans soulever quelque objection. Alors, le professeur, souverainement et sans malice, mettait fin à la discussion et imposait pour la suite du thème l'adoption des limites que requérait l'application du barème - ce qui provoquait la remarque, combien timide, d'un stagiaire faisant observer qu'on eût gagné du temps à poser, d'entrée de jeu, le double décimètre sur la carte.

 

Cette soumission au conformisme se trouvait amplifiée par la distance qu'on imposait aux professeurs d'observer a l'égard des stagiaires et par le prestige dont jouissaient des chefs ayant pris part à la guerre de 1914-1918 et y avant acquis des titres de guerre parfois très éminents.

 

Comment discuter, sur le terrain, s'agissant de déterminer le montage d'un coup de main destiné a procurer des renseignements par la capture de prisonniers, de la solution qu'appuyait le commandant CALLIÈS, quand on connaissait, quand on lisait sur le ruban de sa croix de guerre le nombre de palmes qu'y avaient inscrites les coups de main auxquels il avait participé comme jeune officier d'infanterie et dont il avait résumé les caractéristiques dans une brochure qui faisait autorité ?

 

On ne pouvait donc s'étonner de voir les professeurs imposer une doctrine sur laquelle reposaient les instructions les plus récentes et dont ils avaient eux-mêmes recueilli la substance sur les champs de bataille dans le camp qui avait obtenu la victoire.

 

Il convient d'ajouter que la plupart de ces professeurs avaient eux-mêmes participé à la rédaction de l'IGU de 1936 comme secrétaires ou collaborateurs de la commission dont les membres occupaient les principaux commandements de l'armée. Cela ajoutait, certes, à leur prestige, mais ne saurait en rien attirer sur l'École l'accusation injuste d'avoir été « en retard d'une guerre » ou de n'avoir pas su s'écarter d'un conformisme excessif à l'égard des mandarins de l'armée. Ce reproche, ce n'est pas l'École qui le mérite, ce sont les commissions de rédaction des règlements, c'est le haut commandement qui doivent en porter la charge. Le seul grief qu'on peut faire à l'enseignement de l'École c'est d'avoir, par le choix de ses professeurs et par les consignes qu'on leur donnait, conféré une place trop grande au prestige du passé au détriment de l'imagination, de l'indépendance d'esprit dans des discussions libérales.

 

L'École de guerre des années d'entre les deux guerres ne peut échapper à ce reproche. Il n'y a là rien pour surprendre ; il faut seulement noter qu’on n'a pas fait l'effort intellectuel suffisant pour échapper à cette tendance naturelle. Ce sont les lendemains des défaites de ses armées qui ont toujours permis à la France le réveil d'imagination et l'ardeur nécessaires pour innover, au besoin en suivant, si nécessaire en précédant même, la marche de la pensée militaire dans le monde.

 

Les controverses qui se sont élevées à cette époque, concernant l'emploi des blindés et de l'aviation, l'utilisation d'une fortification toute récente qui n'avait de sens qu'insérée dans le contexte plus général de la stratégie en vigueur, étaient évoquées beaucoup plus dans le grand public (victime, du reste, du nécessaire handicap créé par le caractère secret des performances des armements) que dans les enceintes militaires.

 

Qu'au cours d'un exercice de manœuvre au camp un chef de parti se hasardât à prendre avec ses chars des audaces inusuelles, il se trouvait toujours quelque membre du Conseil supérieur de la guerre pour critiquer cette folle témérité et rappeler la nécessité de s'en tenir strictement aux enseignements de la guerre de 1914-1918.

 

C'est à la Sorbonne que je suis allé, en 1936 ou 1937, entendre des conférences d'un lieutenant-colonel DE GAULLE, dont nul n'ignorait ses attaches avec un homme politique en vedette. C'est en librairie qu'était publié un livre du général CHAUVINEAU, relatif à l'efficacité à attendre de la fortification - dans certaines conditions - Une invasion est-elle possible ?

 

De ces théories, souvent brillantes, mais qui paraissaient un peu gratuites puisqu'elles supposaient résolu le problème, oh combien délicat ! de l'assentiment général et de la constitution des moyens nécessaires, l'École de guerre ne se souciait guère... Est-ce à elle qu'il convient de reprocher d'avoir péché par obéissance et de s'être bornée à enseigner une doctrine inadaptée, mais qu'il ne lui appartenait pas de modifier ?

 

L'École supérieure de guerre des années 1937-1939 faisait son possible pour procurer aux officiers stagiaires une ouverture libérale sur le monde extérieur. Elle appelait à sa chaire des personnalités de la géopolitique, telles qu'André SIEGFRIED, d'éminents juristes. Elle organisait des visites d'usines et se montrait soucieuse de faire connaître à ses stagiaires moins les procédés techniques de fabrication en usage dans la métallurgie ou le textile que les solutions apportées (par exemple dans les filatures du Nord) dans le domaine social avant que ne fussent mises en application sur le plan national les innovations généreuses de la sécurité sociale.

 

Les deux années passées à l'École ont constitué pour les stagiaires une ouverture précieuse sur les problèmes de l'époque, dans tous les domaines et leur ont permis de pénétrer derrière DAUTRY dans le monde des cheminots, derrière les plus illustres survivants des chefs de la Grande Guerre dans l'évocation des problèmes du haut commandement, avec leurs éminents professeurs d'histoire dans la connaissance des combats relatés sur le terrain ou dans l'évocation des difficultés de l'entente nécessaire, voire de l'unité de commandement pour les armées d'une coalition.

 

Les stagiaires étrangers apportaient, grâce aux relations d'amitié qu’ils nouaient avec les stagiaires français, une note intéressante dans la camaraderie de la promotion. Ils représentaient, grâce à l'attrait de Paris, une sélection précieuse faite au sein de leur armée. Le prestige de l'armée française, encore auréolée des rayons de la victoire de 1918 réduisait malheureusement l'apport constructif qu'auraient pu, qu'auraient dû constituer des remarques, voire même des critiques qu'ils n'osaient pas formuler sans une évidente retenue. Les relations nouées avec les officiers étrangers - à l'exception de ceux que leur nationalité a immédiatement rangés dans le camp adverse - sont demeurées solides au cours des ans, et la plupart d'entre eux continuent d'entretenir, souvent même par leur présence à des réunions amicales, des liens étroits et sympathiques avec la promotion.

 

En conclusion

En conclusion de cette étude, nécessairement superficielle, des caractéristiques internes d'une promotion de l'ESG à la veille de la seconde guerre mondiale, on peut se poser la question de savoir ce que représentaient les brevetés dans l'armée et quel était leur comportement vis-à-vis des officiers qui ne l'étaient pas. Je crois d’abord qu'il est nécessaire de faire observer que, comme dans tout corps quel qu'il soit, il y avait chez les brevetés une proportion à peu près constante d’imbéciles et de vaniteux qui entendaient se glorifier de leur titre. Mais, mis a part ces incorrigibles, je peux affirmer que je n'ai pas observé chez les brevetés français cette morgue jugée insupportable chez les « Stabler » de l'armée allemande. C'est qu'aussi bien, le brevet d'état-major délivré par les deux années d'ESG, s'il habilitait à servir dans les grands états-majors, ne conférait pas pour autant à ceux qui l'avaient obtenu la qualité de « missus dominicus » qui pouvait transformer un simple lieutenant-colonel détaché du commandement d'un groupe d’armées en détenteur provisoire, mais incontesté, des attributions de son chef à l'égard d'un commandant d'armée. Les Allemands en purent mesurer les inconvénients à la veille de la bataille de la Marne.

 

Le souci de voir les « brevetés » constituer, dans le corps des officiers, une secte fascinante n'a pas manqué de hanter l'extrême-gauche, et singulièrement dans les années que nous évoquons, qui suivaient de près l'avènement du Front populaire. Au lendemain du 6 février 1934. Je considère pour ma part que cette inquiétude était sans fondement, elle était de pure invention tactique, elle s’inscrivait dans le catalogue bien classique des mesures de désagrégation, dans la lutte incessante contre tout ce qui prenait allure d'élite. Pour ma part, je n'ai pas observé entre les camarades de ma promotion la constitution de clans qu'eussent divisés leurs options politiques ; j’ai pris part à des conversations portant surtout sur les événements de politique extérieure, auxquels nos études nous rendaient particulièrement perméables. Mais dans l'ensemble, je n'ai vu opposer aux querelles de partis qui déchiraient la France qu'une souveraine, peut-être méprisante indifférence. Il ne faut pas oublier qu'à cette époque le droit de vote n'avait pas été conféré aux militaires et qu'ils étaient, il faut bien le reconnaître, assez peu soucieux de le recevoir.

 

J’ai dit que la gauche tendait à baptiser uniformément de fascistes les officiers brevetés parce que représentant - qu'on le voulût ou non - une certaine sélection à l'intérieur de l'armée. Or, les règlements en vigueur imposaient aux stagiaires de fixer leur résidence pendant les deux années de stage, dans un rayon de (si mes souvenirs sont exacts) un quart d’heure à pied. Avant de contracter une location, il fallait donc tracer au compas sur un plan de Paris un cercle de 1200 kilomètre et se loger dans ce cercle. Les appartements disponibles ne manquaient pas à cette époque. Mais cette exigence, ainsi que le prix en moyenne plus élevé des loyers dans ce cercle, avaient pour conséquence de faire dire aux députés communistes que seuls les riches, fils de riches, pouvaient matériellement accéder à l'ESG. Cela nous valut, octroyée par le gouvernement pour se laver de ce reproche, une indemnité exceptionnelle de logement pendant la durée du séjour à l'École (qui cessait au reste à la sortie, même si l'affectation parisienne était maintenue) et qui s'élevait à quelque 10 000 francs par an. Cette attribution m'a permis de payer mon loyer pendant deux ans.

 

On ne peut prétendre que fût perceptible à l'intérieur de l’École un éventuel conflit de générations. L'ensemble de la promotion qui s'étalait sur un peu plus de dix années d'âge ne pouvait connaître ce phénomène. Les grands chefs (qui appartenaient à la génération précédente) étaient loin et jouissaient, c'est évident, du prestige de leurs grades et de leurs fonctions. Et ils n'étaient perçus qu'à travers le corps des professeurs d'âge intermédiaire, que leur niveau intellectuel incontesté mettait à l'abri d'une critique pouvant conduire a un conflit de générations.

 

Cette tendance, si elle existait dans l'armée a la veille de la seconde guerre mondiale, pouvait être perçue plus nettement dans les corps de troupe ; elle prenait sa source dans la disparité choquante entre les jeunes officiers arrivant dans la troupe à la sortie de leurs écoles de formation et les vieux capitaines et commandants, résidus indiscutables des armées victorieuses et qui ne faisaient plus, depuis longtemps, aucun effort pour se maintenir personnellement au niveau de leur grade.

 

La perception au sein de l'armée, dans les sphères où l'on avait le souci d'acquérir ou d'entretenir un certain niveau de culture intellectuelle, d'un conflit opposant une génération progressiste assoiffée de réformes, à une génération repue et se reposant sur ses lauriers, cette perception n'était pas possible dans les années que nous évoquons.

 

La présente étude ne porte pas de conclusion. Elle ne peut qu'apporter des touches, des témoignages vécus sur certaines caractéristiques de l'enseignement et de l'éthique professés, à l’ESG dans les années qui ont précédé la seconde guerre mondiale.

 

Il n'est pas contestable que c'est la doctrine militaire officielle française en 1939, beaucoup plus que l'insuffisance des armements, qui nous a placé dans une position si catastrophique face à l’armée allemande.

 

Il sera absurde d'en conclure que tout ce qui contribuait à répandre cette doctrine dans le corps des officiers était condamnable. La seule constatation valable, c'est que rien dans l'enseignement dispensé à l’ESG n'était orienté vers l'imagination. Mais est-ce bien là qu'il convenait de la stimuler ? Et sinon où ?

 

Il semble que le problème demeure toujours posé.

 

Réf. Bulletin trimestriel de l’association des amis de l’École supérieure de guerre.

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