Quelques souvenirs sur la 40e promotion par le général de division CHARBONNEAU




La 40e promotion de l'École supérieure de guerre présente une physionomie très particulière du fait que les officiers élèves, tous instruits dans les disciplines d'une armée qui n'avait guère évolué depuis l'épopée napoléonienne, n'entrent à l'école qu'au lendemain d'une longue guerre qui a totalement bouleversé l'appareil militaire. Un bref historique de cette promotion permet donc de se reporter à ce qu'est au début de ce siècle l'armée française, à la formation de laquelle l'École supérieure de guerre a si puissamment contribué, et de saisir aussi quelles nouvelles perspectives les rudes événements de 1914-1918 apportent dans l'Armée, comme dans la Nation.

 

Avant 1914, l'école est ouverte aux lieutenants et aux capitaines, avec prédominance de capitaines, mais certains lieutenants particulièrement travailleurs réussissent ce tour de force d'être admis dans les délais minima, c'est-à-dire avec seulement cinq années de grade d'officier. Je dis bien : tour de force, dû généralement à un véritable « bachotage » organisé dans de grosses garnisons, à Paris notamment. Mais de cet avantage, les coloniaux, ces errants, dont je suis, ne peuvent guère profiter : les nécessités de la relève d'outre-mer réduisent les séjours en France à environ un an pour les lieutenants, à moins de dix-huit mois pour les capitaines, durée bien courte pour entreprendre une sérieuse préparation à des examens ardus, et, « à la colonie », comme on disait alors, les difficultés sont encore plus grandes en raison de la dispersion dans les postes, des conditions climatériques, du déroulement de nombreuses colonnes : au cours des années précédant les hostilités de 1914, nous avions en moyenne un officier ou sous-officier tué chaque mois à la Côte-d'Ivoire, autant au Tonkin, sans compter les pertes sévères au Maroc, et de temps à autre quelque dur accrochage en Afrique équatoriale ou à Madagascar. C'est pourquoi les troupes coloniales ne fournissent qu'un contingent minime de candidats à l'École de guerre, et on ne compte chaque année que trois on quatre admis.

 

Cependant, je me décide à tenter mes chances au retour d'un premier séjour très mouvementé au Tonkin, et qui s'est terminé par un captivant voyage d'études en Chine, au Japon, en Mandchourie, en Sibérie et en Russie. Comme mise en train, je demande et obtiens, au début de 1910, un congé d'études pour l'Allemagne, ce qui me permet de me replonger dans la langue allemande, de visiter les diverses régions de ce pays et la plupart des champs de bataille napoléoniens. Après cette entrée en matière, je dresse mes plans en vue du concours auquel j'envisage de me présenter à l'automne 1913, au retour de mon prochain séjour d'outre-mer, si du moins je puis pendant ce séjour dégrossir l'étude d'un certain nombre de matières dans lesquelles la mémoire joue un rôle important, l'histoire, la géographie, la législation, les divers règlements militaires, etc. Ma désignation en 1911 pour la Cochinchine, en dépit d'un climat anémiant qui n'incite point à un travail intensif, me permet de donner suite à mes projets, encore que je ne trouve là-bas absolument aucun officier breveté (à part quelques grands chefs assez inaccessibles), ce qui me laisse livré à moi-même pour la préparation des thèmes tactiques ou de fortification.

 

J'essaie de pallier cet inconvénient en m'astreignant chaque semaine à rédiger l'un des thèmes tactiques figurant dans l'un ou l'autre des ouvrages bien connus alors des candidats à l'École de guerre, ceux du lieutenant-colonel CULLMANN et du commandant SERRET ; le premier est très clair, mais peut-être incomplet, le second est plus détaillé, plus nuancé, avec quelques astuces : l'auteur, par exemple, recommande de ne point faire cantonner cavalerie ou artillerie dans le village de Seichepré, dont le nom a priori décèle le manque d'eau. En bon élève, après avoir lu le thème, je rédigeais consciencieusement mes ordres, puis j’ouvrais le livre, et procédais moi-même à ma correction par comparaison avec le texte de l'auteur. C'était mieux que rien, mais ne cadrait pas du tout avec les méthodes de travail de mes futurs concurrents qui « bachotaient » dans des garnisons de France, et puisaient, auprès de camarades alors à l'École de guerre ou qui en étaient fraîchement sortis, la doctrine officielle, les bons et tout derniers « tuyaux».

 

Débarqué de Cochinchine en mars 1913, je me mets donc tout de suite en quête d'un mentor. Je m'adresse tout d'abord aux deux plus jeunes « marsouins » entrés à l'école l'année précédente, les capitaines ROULLOIN et HUNTZIGER.

 

L'un et l'autre, fort aimablement, se récusent, arguant de leur emploi du temps déjà trop chargé. Même réponse de la part de deux camarades métropolitains de ma promotion de Saint-Cyr. Je suis vraiment découragé, lorsque, en mai 1913, j'apprends la création d'un cours par correspondance pour les candidats à l'École de Guerre, et d'une revue qui leur est destinée, la « Revue Verte ». Je m'y abonne aussitôt, et c'est sûrement à ce « bachotage » de dernière heure que je dois en partie ma réussite aux examens de 1913-1914.

 

Je lui dois peut-être davantage une certaine méthode de travail. En voici un exemple en dehors des thèmes tactiques, le premier devoir que j'ai à rédiger est une composition de législation sur « Les troupes coloniales ». Je suis de la maison, et j'ai la plume facile : quelle belle tartine je sers à mon correcteur anonyme Celui-ci me souligne que, s'il convient d'écrire en bon français, ce serait perdre son temps auprès des examinateurs que de chercher à faire des morceaux de littérature et de bravoure, et il me montre comment, à l'aide de tableaux et de graphiques, mon devoir eut dû être composé. La fois suivante, le sujet d'administration à traiter, bien austère, s'intitule « l'administration centrale du Ministère de la Guerre ». J'applique les conseils donnés, utilisant à plein les lignes et crayons de couleur ; j'obtiens un gros « maxi », et ma prose et mes topos sont cités en exemple, anonymement bien entendu, à tous les petits camarades.

 

Me voilà donc sur la bonne voie. Mais, colonial, je suis soumis, même en France, à de constants déplacements qui ne facilitent guère ma préparation. En cinq mois, je me pose dans cinq garnisons Rochefort-sur-Mer, Marennes, de nouveau Rochefort-sur-Mer, Bordeaux - et partout avec un service très absorbant en raison de la pénurie extrême des cadres coloniaux en métropole, par suite des opérations au Maroc s'ajoutant aux relèves normales - et enfin Saint-Maixent où je suis nommé d'office instructeur à l'École militaire d'infanterie. Je rejoins mon poste le 1er octobre 1913, alors que les premières épreuves ont lieu un mois plus tard, le 3 novembre.

 

 

 

En ce temps-là, le concours d'entrée comporte, sans compter l'équitation, trois catégories d'épreuves deux écrits et un oral.

 

Avec le recul du temps, je considère ce système comme excellent. Schématiquement, le premier écrit a pour but de ne retenir que les candidats à qui leur mémoire et leur esprit d'analyse ont permis d'acquérir des connaissances déjà étendues.

 

Le second écrit ne doit laisser passer que les officiers capables de traiter en un temps minimum un vaste sujet, et donc doués d'un esprit de raisonnement et de synthèse.

 

Enfin, l'oral, portant sur l'étude des règlements des trois armes fondamentales - et sur la langue allemande - permet aux examinateurs, au cours d'un entretien de chacun une demi-heure, de se rendre compte, par un contact direct, de la solidité des connaissances et de la maturité d'esprit du candidat.

 

Nous sommes 425 en ligne pour le premier écrit, qui comprend quatre épreuves tactique, histoire, géographie, allemand. Cette dernière épreuve comporte elle même deux devoirs : une version allemande et une rédaction militaire, sans dictionnaire. La composition de tactique est classique ce sont les ordres de mise en marche et de stationnement en fin de journée d'une brigade mixte formée de deux régiments d'infanterie, d'un groupe d'artillerie, d'un escadron de cavalerie, d'une compagnie du génie. Ah cette malheureuse compagnie du génie, cauchemar traditionnel des candidats qui se creusent la tête pour lui confier une mission, cela d'autant plus que le vent étant à l'offensive à outrance, on rougirait de lui donner quelque tâche strictement défensive

 

En histoire, c'est surtout la mémoire qui est mise à contribution avec ce sujet : « La campagne de 1805 jusqu'à la veille de la bataille d'Austerlitz ». Et la mémoire encore avec le premier sujet de géographie à traiter en 80 minutes les communications à travers la forêt Noire. Mais, sans doute afin de ne pas surcharger le second écrit, les candidats ont à rédiger à la même séance, et en seulement 40 minutes, ce sujet d'allure synthétique, obstacle sur lequel risquent de trébucher les « forts en thème » les intérêts des diverses puissances dans l'Adriatique.

 

250 candidats (soit environ 60 %) ont franchi la barre et participent aux six épreuves du second écrit tactique, histoire, fortification, législation et administration (deux devoirs), hygiène et topographie. Je n'ai aucun souvenir des sujets traités en législation, administration, hygiène et fortification. Je sais seulement qu'en fortification j'ai eu la note passable, avec cette remarque 1ère question très mauvaise, 2° question bonne. En topographie, étant donné un carré de 4 centimètres de côté de la carte d'état-major au 1/80 000, en hachures, il s'agit de le transformer en un croquis au 1/20000 en courbes, et en couleurs. En histoire, la mémoire passe au deuxième plan : les candidats sont invités à décrire au jour le jour l'évolution de la pensée du général de Moltke entre le 26 août 1870, date à laquelle il apprend l'existence d'une armée française semblant se diriger de Châlons vers le nord-est, et le 1er septembre, veille de la bataille de Sedan. Je n'ai que des souvenirs vagues sur le thème tactique : dans le cadre d'une division, il fallait prendre, en vue d'une action offensive, d'importantes décisions qui, dans la réalité, n'eussent pas été le lot d'un jeune officier d'état-major. Je m’en suis tiré honorablement, puisque ma composition a été ainsi annotée : « De bonnes idées, des erreurs d'exécution ».

 

133 candidats vont s'affronter une dernière fois à l'oral. Aux examens d'armes, le candidat tire une question au sort c'est un petit thème tactique auquel il peut réfléchir pendant une demi-heure avant d'entrer dans l'arène. Les examinateurs sont bienveillants, mais la « cote d'amour » joue incontestablement.

 

Personnellement, je ne suis pas trop défavorisé à cet égard. J'ai fait campagne au Tonkin et à l'état-major même du général BATAILLE, directeur des opérations contre le De-Tham et les « réformistes » chinois, j'ai voyagé un peu partout en Asie et en Europe ; seul peut-être des lieutenants d'infanterie candidats, j'ai effectué un stage fructueux dans l'artillerie, en Cochinchine ; je suis instructeur dans une École Militaire, ce qui, je l'ajoute, en dépit de toutes mes pérégrinations antérieures, m'a été fort utile pour ma préparation aux examens j'ai en effet trouvé à Saint-Maixent du matériel d'armement et d'artillerie que je pouvais manipuler tout à loisir, des officiers d'artillerie et de cavalerie, des professeurs d'allemand, d'histoire, de géographie, etc., toujours prêts à me donner renseignements ou conseils, et j'ai pu monter tous les matins d'excellents chevaux.

 

C'est à l'examen oral d'infanterie que je me suis surtout félicité de mon passage à Saint-Maixent. J'ai tiré au sort une question d'organisation défensive à l'échelon régiment. J'en suis désespéré à cette époque-là (l'a-t-on assez reproché au général DE GRANDMAISON ?), la « tarte à la crème » est la formule « j'attaque ». Or, voilà que le seul problème pour moi est de me cramponner au terrain quelle malchance Cependant, je me souviens d'avoir, quelques semaines plus tôt, présenté à mes élèves le matériel téléphonique régimentaire. On n'attribuait pas alors aux transmissions le rôle primordial qu'elles ont joué dans la suite, on ne prévoyait l'utilisation que du coureur, de l'estafette, et de l'alphabet morse pour des signaux optiques ou à bras, et généralement le modeste équipement téléphonique du régiment dormait dans les lots de mobilisation. L'idée me vient donc d'utiliser ce matériel dans mon organisation défensive les examinateurs me poussent sur le nombre des postes, la longueur de fil disponible, les possibilités d'emploi aux échelons régiment, bataillon, compagnie, etc., toutes questions auxquelles, fort de ma récente expérience saint-maixentaise, je réponds brillamment. J'obtiens ainsi la note Très bien en infanterie.., et c'est sans doute ce qui me sauve, car je me classe en définitive pas très loin de la queue de la promotion, 79e sur 92 admis.

 

 

 

Les résultats des examens étaient connus en mars, et avant l'entrée à l'École fixée au début de novembre, les officiers effectuaient alors deux stages de trois mois en dehors de leur arme d'origine : c'est ainsi que j'eux à rejoindre le 1er avril le 49e régiment d'artillerie à Poitiers, et le 1er juillet le 7e hussards, à Niort.

 

Le colonel commandant le 49e d'artillerie a l'excellente idée de me faire suivre, au début de mon stage, un cours d'une vingtaine de jours destiné aux officiers de réserve, sous la direction d'un artilleur consommé et remarquable instructeur, le commandant GEIGER. Ayant déjà accompli un stage d'artillerie en Cochinchine, je ne suis plus tout à fait un novice sur le champ de tir, et ce cours d'OR étant très largement doté en munitions d'instruction, mes camarades artilleurs de l'active ne plaisantent sur ce que pendant ce cours j'ai l'occasion de commander plus de tirs réels qu'eux-mêmes pendant plusieurs années.

 

Puis le régiment gagne le camp de la Courtine : dix étapes à l'aller, autant au retour. Quelle bonne détente après le coup de pompe intensif des examens peu de responsabilités de commandement, un pays ravissant à parcourir au printemps, et en compagnie de charmants camarades. Au camp, le colonel prend prétexte de ce que je dois avoir un gros entraînement à rédiger des thèmes tactiques, et il me charge de préparer les thèmes des manœuvres au cours desquelles le 49e interviendra tantôt comme régiment divisionnaire, tantôt comme régiment de corps d'armée. Je me tire honorablement de cette tâche, non toutefois sans importuner certains de mes jeunes camarades qui trouvent beaucoup trop longue et inutile la partie des ordres consacrés à la mission des régiments d’infanterie. Dans l'un de ces ordres notamment, j'ai glissé un paragraphe où il est question, en fin de journée, de la poussée en avant des trains de combat et des voitures de cantinières, et l'on me plaisante sur ma sollicitude pour ces modestes auxiliaires.

 

Mon impression générale sur le corps des officiers du 49e d'artillerie : tous possèdent de la technique de leur arme une connaissance approfondie et qui me remplit d'admiration, mais la plupart ne s'intéressent guère à la tactique générale, et même à toutes autres questions en dehors du métier militaire. Très peu ont servi outre-mer (il n'existe en fait que quelques groupes d'artillerie métropolitaine en Afrique du Nord), et la grande majorité n'éprouve aucune curiosité à l'égard de ce qui constitue alors notre Empire.

 

Au 7e hussards, je trouve un état d'esprit un peu différent, notamment chez les officiers subalternes, dont plusieurs ont récemment servi au Maroc ou en Algérie. Par ailleurs, le colonel présente cette particularité de s'intéresser aux questions maritimes, et il a écrit un ouvrage sur la bataille de Trafalgar.

 

Chez tous les cadres, j'admire la « technicité » cavalière, mais je constate ici aussi qu'on ne s'intéresse pas beaucoup aux autres armes. Le régiment revient du camp, et en attendant les grandes manœuvres qui doivent avoir lieu fin août, beaucoup d'officiers sont en permission, et c'est ainsi que, modeste lieutenant d’infanterie de marine dont la tenue sombre contraste si fort avec celle des hussards, je me vois confier le commandement d'un escadron.

 

C'est à sa tête que je défile, le jour du 14 juillet, sur la grande place de la Brêche, à Niort. La garnison se compose uniquement du 7e hussards. Pour « corser » la cérémonie, nous défilons d'abord au trot en une longue colonne de pelotons, puis au trot encore par deux pelotons accolés dans chaque escadron, puis au galop par escadron en ligne, et nous venons nous masser par demi régiments accolés, face à la tribune officielle, au bas de la place. Au centre du dispositif, entre les deux demi-régiments, l'unique section de mitrailleuses. Au signal du chef de corps, celle-ci se porte à 80 mètres en avant, se met en batterie, et tire à blanc, tandis que tout le régiment, étendard en tête, charge en direction de la tribune. Les bravos crépitent... Quelle belle mise en scène, à une date qu'il me faut tout de même souligner c'est le 14 juillet 1914, deux semaines avant la déclaration de guerre...

 

D'ailleurs, quelques jours plus tard, au terrain de manœuvre où nous faisons de l'école de régiment, le colonel, qui affectionne les comparaisons empruntées à la marine, déclare qu'un régiment de cavalerie, sur le champ de bataille, c'est comme un vaisseau massif et solidement charpenté, dont la proue doit s'enfoncer profondément dans le flanc de l'ennemi. Vers le 25 juillet, un général inspecteur étant venu à Niort, j'ai à résoudre sur le terrain ce petit problème tactique : charger en fourrageurs, avec un peloton, sur une section de mitrailleuses en action à 800 mètres.

 

Moins d'un mois plus tard, le 22 août, sur le champ de bataille de Saint-Vincent-Rossignol, alors qu'une mitraille impitoyable a fauché en quelques heures tant de mes camarades et tant de mes hommes, j'évoque avec un peu d'amertume ces souvenirs si récents de mon stage écourté dans la cavalerie...

 

Cependant, je ne jette la pierre à personne. Cette mentalité, c'est celle de l'époque, et à côté des petites déficiences que je viens de signaler, que de belles qualités animent tous ces officiers que j'ai rencontrés une grande conscience professionnelle, un haut sentiment du devoir, et, ils le prouveront quelques semaines plus tard, une bravoure sans faille. A cet hommage à mes camarades artilleurs et cavaliers je veux associer aussi les fantassins, en l'espèce ceux du 114e d'infanterie, en garnison à Saint-Maixent, et que les cadres de l'École, tout feu tout flamme, plaisantaient volontiers, les trouvant quelque peu endormis. Ces endormis-là présentèrent sur les champs de bataille un régiment qui fut vite considéré comme une des plus solides unités d'un corps d'armée d'élite, le 9e CA.

 

 

 

Et voici la guerre. Je quitte le 7e hussards le 30 juillet pour rejoindre à Bordeaux le 7e colonial, où je prends le commandement d'une section de mitrailleuses. Successivement, et sans jamais quitter le 1er corps colonial, car j'ai la chance de n'être jamais blessé, j'exerce les fonctions d'adjoint au chef de corps, de commandant de compagnie de mitrailleuses, d'officier d'état-major de brigade, puis de division, puis de corps d'armée, et je prends en juillet 1918, pendant la bataille de Reims, celles de chef du 3e bureau. Bon dosage entre la troupe et les états-majors, et toujours dans des coins durs, à la Somme, au chemin des Dames, à la Main de Massiges, à Reims, etc., et aux côtés de chefs éminents qui m'accordent toute leur confiance. Je n'aurais pu rêver une meilleure école...

 

Mais j'oublie un peu l'autre, celle du Champ de Mars. Des six coloniaux reçus en même temps que moi, je reste seul en ligne le 22 août 1914 au soir. SALVY et VILLIERS, deux majors de Saint-Cyr, ont été tués, et GERMAIN (bigor), NOIRET et LEGENTILHOMME ont pris le chemin de la captivité. J'apprendrai de temps à autre la disparition de tel ou tel camarade de cette quarantième promotion, ou j'en rencontrerai quelque autre au détour d'un boyau ou quelque part en liaison. Trop d'événements graves et tumultueux se sont déroulés pour qu'examens et stages n'apparaissent plus bientôt que dans les nuages d'un passé tout à fait révolu. Jusqu'aux lendemains de l'armistice, je n'ai pas souvenir d'avoir envisagé mon entrée à l'École de guerre, et la perspective de me pencher en bon élève sur des cours.

 

Cependant, au début de 1919, dans le Hardt, à Neustadt, où le 1er corps colonial tient ce qu'on dénomme pompeusement « le front du Palatinat », la rumeur me parvient de la réorganisation de l'École supérieure de guerre, et de sa réouverture en novembre sous la direction d'un chef unanimement respecté, le général DÉBENEY, la 40e promotion ne devant toutefois faire qu'une année d'études ; j'en ai confirmation en avril d'une manière assez inattendue : j'ai sous mes ordres un camarade de ma promotion de Saint-Cyr, le capitaine VALLÉE, qui s'est montré aussi brillant au front français que naguère en Afrique Noire. Or, en dépouillant mon courrier, j'y découvre non sans surprise une note émanant de la direction des troupes coloniales et ainsi conçue : « à partir du … le capitaine VALLÉE est mis à la disposition du général DÉBENEY, commandant l'École supérieure de guerre, pour exercer dans cette école les fonctions de professeur adjoint d'infanterie... ».

 

Avec un brin d'ironie, je congratule mon camarade d'être appelé à devenir à bref délai mon professeur, mais celui-ci, assez intrigué, ne fait qu'un saut jusqu'à Paris. A la direction des troupes coloniales on lui apprend qu'en raison du rôle éminent joué sur tous les champs de bataille par les unités d'infanterie coloniale, le général DÉBENEY a demandé la désignation, parmi ses professeurs d'infanterie, d'un marsouin, chef de bataillon ou capitaine ancien, qui aurait fait un peu - mais pas trop - d'état-major, et aurait pris part à des combats comme commandant d'unité. Or, la relève des cadres outre-mer pose de difficiles problèmes à la direction des troupes coloniales la question d'un départ colonial prochain ne se pose pas pour Vallée, qui n'est rentré d'Afrique qu'en 1916. De par sa carrière et sa valeur, il semble remplir toutes les conditions voulues.

 

Ce dernier va donc se présenter au général DÉBENEY, et lui fait ressortir combien sa situation risque d'être fausse : capitaine non breveté, n'ayant jamais même concouru pour l'examen d'entrée à l'école, n'ayant passé que deux ans au front, quelle autorité pourra-t-il avoir à l'égard d'officiers plus élevés en grade, et dont beaucoup auront servi bien plus longtemps que lui dans la tranchée.

 

Le général DÉBENEY se laisse convaincre..., et c'est alors que le capitaine VALLÉE tente une habile manœuvre, qui réussit. Dans la conversation il a appris du général qu'une « 41e» promotion, entrant aussi à l'école à l'automne suivant, serait exclusivement composée d'officiers désignés, sans examen préalable, en fonction de leurs brillants services et de leur valeur intellectuelle et morale. « Mon Général, puisque vous avez bien - voulu me juger digne d'être professeur à l'ESG, a fortiori vous me jugerez sans doute capable d'y être élève. »

 

Finalement, la 40e promotion n'aura aucun marsouin parmi ses professeurs d'infanterie, et le capitaine VALLÉE entrera dans la promotion suivante.

 

Si j'ai relaté cette anecdote, c'est qu'elle éclaire parfaitement toutes les difficultés d'une réorganisation, après cinq ans d'interruption de cours, d'un organisme aussi complexe que l'École supérieure de guerre.

 

Dans les années d'avant 1914, les cadres s'appellent FOCH, PÉTAIN, FAYOLLE, DE GRANDMAISON, etc. En 1919, ces cadres, on les retrouve au sommet de la hiérarchie, ou dans les cimetières des champs de bataille ; d'autres ne se sont pas adaptés aux nécessités d'une guerre d'un aspect tout nouveau, et ont sombré... C'est en son entier qu'il faut renouveler le corps professoral, mais en tenant compte des contingences de l'heure. Il n'est plus question de prôner l'offensive à outrance et toute tactique doit s'inspirer de la puissance des feux. La cavalerie a perdu de son importance, tandis que l'artillerie a vu accroître la sienne, et voici de nouvelles venues, assez exigeantes, les transmissions, l'artillerie d'assaut, l'aviation, etc. Qui, d'une longue guerre dont l'histoire n'est qu'à peine ébauchée, saura tirer les enseignements nécessaires ? L'auditoire lui-même va se trouver modifié : ce ne seront plus de jeunes lieutenants et capitaines sans aucune expérience qui seront sur les bancs de l'école, mais des officiers qui auront peine dans la boue des tranchées, souffert dans leur chair, pris contact avec les contingents alliés, circulé parfois à travers toute l'Europe, et souvent connu les prisons de l'ennemi. Auditoire sûrement un peu sceptique, et à qui il ne faudra pas songer à « en faire accroire ».

 

Le général DÉBENEY appelle à lui les cadres qu'il a eu l'occasion d'apprécier au cours de la campagne, et plus particulièrement ceux qui ont été ses collaborateurs les plus directs à l'état-major de la 1re  armée. Ce n'est tout de même qu'un pis-aller, car on peut avoir été un excellent chef de 3e ou 4e bureau, ou un excellent chef de corps, et ne posséder aucune des qualités qui caractérisent un bon professeur : esprit de synthèse, clarté, doigté, facilité d'élocution, etc.

 

Ce corps professoral improvisé se tirera honorablement de sa tâche, chacun y mettant de la bonne volonté. Qui parlera aux officiers élèves de ce qui, pour certains, est encore une nouveauté, les chars ?  C'est l'un de ces officiers élèves lui-même, le commandant d'artillerie BLOCH, qui n'est pas encore DASSAULT, mais a servi brillamment dans les chars d'assaut. Sur d'autres sujets, d'autres camarades s'adresseront du haut de la chaire à leurs camarades… et à leurs professeurs. On a demandé au War Office de détacher à I'ESG quelques officiers britanniques qui y enseigneraient la langue anglaise (c'est aussi un moyen détourné de renforcer la liaison entre les armées britannique et française). Le principe en est admis, mais nos amis d'Outre-Manche sont toujours lents à passer à l'exécution : en attendant l'arrivée de ces officiers, c'est un jeune lieutenant de réserve de cavalerie, idoine d'ailleurs en la matière, qui professe la langue anglaise, et la discipline ne souffre point de ce qu'il ait pour élèves des lieutenants-colonels et des commandants. Parmi les professeurs de langue allemande figure, avant 1914, l'historien CHUQUET, auquel au moment de la déclaration de guerre il manque juste une année pour qu'il ait droit à une retraite. Sa santé est très déficiente en 1919 : il obtient cependant de reprendre ses fonctions. Hélas les cours ont lieu à une heure relativement matinale, 8 heures, et le professeur est souvent défaillant... Alors, dans mon groupe, d'un commun accord, l'un d'entre nous, le commandant BLOCH, déjà nommé, le remplace et nous nous efforçons de « giberner » en allemand.

 

Un cas est plus délicat. Au lendemain d'une guerre où la fortification de campagne a joué un tel rôle, il a paru expédient d'admettre, parmi les professeurs d'infanterie, un officier du génie. L'idée est en soi excellente, mais dans la pratique chaque professeur d'infanterie est affecté comme « conseiller technique » à l'un des groupes d'officiers élèves, et c'est ainsi qu'un commandant du génie devient, en ce qui concerne l'emploi de l'infanterie, le mentor de mon propre groupe, dont le doyen est un officier supérieur de chasseurs à pied, qui arbore sur sa croix de guerre une dizaine de palmes acquises dans la tranchée. Mais ce sapeur est aussi charmant camarade que savant technicien, et puis nous sommes entre « honnêtes gens », et tout se passe pour le mieux.

 

La tâche de recruter des conférenciers pour les sujets d'économie politique et sociale, d'histoire ou géographie générale est plus aisée. Nous entendrons, entre autres, René PINON, Jacques BARDOUX et un savant professeur de droit qui a coopéré à l'élaboration du statut de la Société des Nations. Manifestement, ce dernier redoute de trouver en nous un auditoire un peu sceptique et, pour nous rassurer sur le maintien des armées, il recourt à la caution du maréchal PÉTAIN : « La nouvelle Société aura toujours besoin d'un garde-champêtre ». L'avenir montrera que le rôle de ce garde-champêtre de la SDN demeurera toujours illusoire. L'économiste Charles GIDE, en un langage pittoresque, nous vante les bienfaits de la mutualité et des coopératives « Toute une civilisation est sortie d'une crèche, jadis, en Judée ; une nouvelle civilisation, plus réaliste, sortira peut-être d'un baquet de pruneaux ! ».

 

Si le corps professoral est loin d'être homogène, la 40e promotion l’est encore moins.

 

Des 92 admis de 1914, un certain nombre (une quarantaine) sont restés sur les champs de bataille. On comble une partie des vides en déclarant admis (et cette décision est fort juste) ceux qui au concours d'entrée ont franchi la barre des deux obstacles principaux, les écrits. Cela conduit à environ 75. Le total est porté à 99 par la désignation d'un quarteron d'officiers, relativement anciens, et qui semblent offrir toutes garanties pour suivre avec fruit les cours de l’ESG.

 

La promotion, ainsi rapiécée, a vieilli. Elle présente une forte majorité d'officiers supérieurs avec 4 lieutenants-colonels et 64 commandants, dont, il est vrai, une bonne moitié ont été nommés à titre temporaire. Il n'y a que 31 capitaines, moins du tiers.

 

La répartition entre les différentes armes correspond assez sensiblement à l'importance relative prise par celles-ci : l'infanterie vient naturellement en tête avec 58, suivie de loin par l'artillerie avec 31, et de très loin par la cavalerie avec 8. La part du génie, avec 2, apparaît faible.

 

Dans ces chiffres sont compris les coloniaux : 5 marsouins, 2 bigors. Il faut ajouter à ce total 20 étrangers. La 41e promotion en connaîtra un nombre équivalent. Cet afflux d'officiers étrangers dans notre grande École militaire, au lendemain d'une guerre victorieuse, constitue un magnifique hommage à l'armée française.

 

Tous ces officiers, de grades et d'origines fort variés, constituent une masse très hétérogène.

 

Il y a les chanceux, à qui la guerre a apporté, avec des satisfactions intellectuelles et morales, galons et décorations.

 

A leur optimisme correspond l'aigreur de certains anciens prisonniers de guerre : leur avancement a été stoppé, et n'ayant pour la plupart pas ou que peu combattu sur les champs de bataille, ils se sentent en état d'infériorité vis-à-vis de leurs camarades. D'autres, par contre, à force de volonté, ont su se maintenir en forme.

 

Il y a ceux qui, grands blessés et parfois dès le début des hostilités, auront servi sans enthousiasme dans les états-majors ou les services de l'intérieur pendant de longs mois.

 

Même parmi ceux qui n'ont guère quitté le front, certains ont presque uniquement travaillé dans des états-majors, sans grand contact avec la troupe. D'autres, peu nombreux, sont toujours restés dans la troupe, ce qui les handicape quelque peu dans les travaux d'état-major.

 

Il y a le tout petit noyau de ceux qui ont dû leur admission à quelque coup de piston politique, et qui redoutent de perdre pied.

 

Il y a encore ceux qui sont allés combattre à l'armée d'Orient, en Italie, ou n'ont pu rentrer d'outre-mer qu'au milieu de la campagne.

 

En bref, il y a presque autant de cas particuliers que d'officiers, et pour qu'un amalgame eût pu se réaliser il eût fallu que ces éléments si disparates restent plus de dix mois en contact.

 

Aussi, c'est avec un peu de mélancolie que je parcours le petit album de photographies de la 40e promotion. Les physionomies me sont restées familières, mais j'ai perdu de vue la plupart de ces camarades, dont beaucoup d'ailleurs, après ce laps de quarante ans, sont morts.

 

Quelques-uns cependant ont atteint la grande notoriété : OLRY, qui fut pour moi, au Secrétariat général de la défense nationale, le plus charmant des camarades, et qui a montré sa maîtrise, basée sur un bon sens imperturbable, dans des circonstances tragiques, comme commandant en chef de l'armée des Alpes en juin 1940 ; DELESTRAINT, martyr de la Résistance, et qui mourut comme un saint ; BLOCH, grand chancelier de la Légion d'honneur. D'autres encore ont exercé de hauts commandements : les généraux BUHRER, chef d'état-major des « Colonies », et dynamique animateur des troupes noires, PAGÉZY, ALTMAYER, GERMAIN, LEGENTILHOMME, NOIRET, LEGENDRE, joyeux bigor et artilleur de grande classe. Je veux mentionner tout spécialement DE VERDILHAC, qui fut pour moi au CHEM comme à  l'ESG le plus agréable des compagnons, fier soldat et âme de preux, à qui, en 1941, ne fut pas épargné ce calvaire la capitulation de Saint-Jean-d'Acre. Voici encore quelques autres noms qui viennent sous ma plume : ce sont des camarades que j'ai eu l'occasion de rencontrer ici ou là, MONTAGNE, directeur-adjoint à mon cours du CHEM en 1935, mon ancien de Saint-Cyr LAFONTAINE, DE MIERRY, BESNIER, AGLIANY, et ces deux artilleurs, FÉDARY ET MAURY, réunis comme par hasard dans le même groupe comme si l'on eut voulu, en jumelant leurs noms, évoquer la vieille devise bretonne : « Potins mori quam fedari ».

 

Parmi les étrangers, mon camarade de groupe, le colonel ZAJAR, exerça un haut commandement en Pologne au moment de l'invasion allemande de 1939, et l'Espagnol MARTIN PRAT sera général dans l'armée franquiste.

 

 

 

Je ne m'étends pas sur le programme de travail de la 40e promotion pendant nos dix mois d'études des travaux à domicile, des travaux en salle, des conférences d'instruction générale ou militaire, quelques exercices de cadres sur le terrain, des exercices de tir au camp de Bitche, des visites d'usines notamment au Creusot, des voyages d'études particulièrement dans les Vosges, en Alsace, dans le Palatinat et la Sarre. Ce programme, très classique, était de nature à apporter à tous les officiers élèves, même à ceux pour qui la guerre avait constitué la meilleure des écoles, des enseignements fort utiles.

 

Mais le corps professoral a-t-il insufflé à ceux-ci une « doctrine de guerre » qui fut la résultante des enseignements acquis sur les champs de bataille pendant plus de quatre années ?

 

Sans aller jusqu'à dire que, comme dans les auberges espagnoles, nous n'avons trouvé à l'ESG que ce que chacun d'entre nous y avait apporté (et à cet égard la confrontation mutuelle des expériences personnelles au cours des hostilités y été sûrement très constructive), il me semble que cette doctrine « se cherchait encore », et c'était bien normal étant donné le bref délai qui nous séparait de la fut; de la guerre.

 

Peut-être, en l'occurrence, étais-je d'ailleurs un mauvais juge, car, je le confesse, je n'ai pas été un « bon élève ». Tout d'abord, pour un cas de force majeure, victime en novembre d'un grave accident de manège et immobilisé pendant plusieurs semaines, je n'ai repris le rythme normal de la vie de l'École qu'en fin mars. Puis, sans m'en rendre compte, j'étais entré à l'ESG fatigué physiquement et intellectuellement j'avais ce que les casuistes, en termes ecclésiastiques, dénomment l’acedia, c'est-à-dire une grande tiédeur, une sorte de dégoût des choses sacrées succédant à une intense ferveur. Ayant dû mettre au point l'historique du 1er corps colonial jusqu'à la veille même de l'entrée à l'école, je n'avais eu pratiquement aucune détente après cinq années de rude labeur et fertiles aussi en grosses émotions. Oui, c'est bien de I'acedia que j'éprouvais en me plongeant dans les travaux à domicile ou en salle, j'étais sursaturé de tactique et de règlements militaires... Pour retrouver mon équilibre, il me faudra deux bonnes années de calme, agrémentées de loisirs, dans le cadre charmant de Tananarive, où je pars en novembre 1920 et où j'exercerai les fonctions de chef d’état-major de Madagascar.

 

Et c'est là que, reprenant à tête reposée mes travaux, cours, conférences et les quelques notes que j'avais prises au jour le jour, je me suis efforcé, en 1922, de faire une synthèse des enseignements de cette année d'école.

 

Sans doute s'y mêle-t-il ici ou là quelques idées personnelles ou des réminiscences d'articles parus depuis mon départ de France. Mais cette sorte de « guide-âne » tactique, qui constitue le dernier de mes « carnets de guerre » et leur conclusion, s'inspire tout de même en premier lieu de l'enseignement de l'ESG comme son titre l'indique.

 

 

 

ECOLE SUPERIEURE DE GUERRE

(40e promotion : année unique 1919-1920)

Résumé de la « doctrine de guerre »

(d'après de nombreux enseignements souvent contradictoires)

 

Je ne puis évidemment donner ici qu'un aperçu très succinct de cette étude. Elle comporte trois parties : 1) Tactique générale et état-major ; 2) Tactique d'armes ; 3) Les services, et se limite au rôle de la division - ou à celui du corps d'armée en ce qui concerne notamment l'emploi de l'artillerie et les services.

 

J'insisterai surtout sur la première partie, et me bornerai à signaler les points qui me paraissent les plus saillants ou les plus nouveaux par rapport à nos conceptions d'avant 1914.

 

La division est étudiée dans la marche d'approche, la prise de contact, les dispositions initiales en vue d'une attaque, le développement du combat, l'installation d'avant-postes en fin de combat, l'organisation défensive, le combat en retraite. A chacun de ces titres correspondent des sous-titres visant la répartition des unités, l'importance et l'emplacement des réserves, l'emploi de l'artillerie, etc. Notons tout de suite qu'au lendemain d'une « guerre de tranchées » qui a duré plus de quatre ans, l'organisation défensive n'est cependant pas prônée comme un but en soi l'offensive seule peut amener une décision, mais ce n'est plus l'offensive téméraire à la GRANDMAISON : on s'avance prudemment, précède de nombreuses antennes.

 

Dans l'avant-garde, beaucoup plus échelonnée en raison de la portée de l'artillerie de l'adversaire, certains préconisent d'alléger les groupes en réduisant le nombre des voitures. D'autres se contentent de placer l'artillerie en tête du gros de la colonne, l'avant-garde ne comportant que les reconnaissances d'artillerie.

 

Dans la prise de contact, la division marche en principe par deux régiments accolés, appuyés chacun par un groupe de 75, et un régiment étant réserve. Mais le dispositif d'attaque doit déjà être inclus dans le dispositif de marche. Or, que l'on attaque l'ennemi eu son point faible (ce qu'il faut toujours rechercher) ou en son point fort (ce qui est parfois indispensable, trois principes doivent être intangibles : 1) fixer l'adversaire partout ; 2) éviter la dispersion des efforts ; 3) frapper fort au point choisi, et moins par l'accumulation des effectifs que par un emploi massif des feux et l'utilisation des réserves.

 

Pas de mouvements en tiroir sur le champ de bataille. On marche droit devant soi une direction générale, même lointaine, est donnée à chaque unité, même jusqu'à l'échelon bataillon. Certains préconisent la suppression des limites latérales de secteur, d'autres tiennent à leur maintien pour éviter le chevauchement des unités et faciliter l'accompagnement d'artillerie.

 

Les objectifs successifs sont fixés a priori d'après les coupures naturelles du terrain (ligne de hauteurs donnant de bons observatoires) et d'après les limites de portée des groupements d'artillerie d'appui (soit de 2 à 3 kilomètres entre chaque objectif). Mais il doit être prévu des objectifs intermédiaires où souffle et se regroupe l'infanterie.

 

 A tous les échelons, les réserves d'infanterie sont utilisées selon les procédés suivants : fusionnement (mais ce procédé risque de détruire l'action du commandement), prolongement (à condition d'éviter les mouvements latéraux), dépassement : dans ce cas, un soin tout particulier est apporté à l'organisation du commandement aux diverses phases de l'opération.

 

Toute infanterie engagée est perdue pour l'échelon supérieur par contre, toute artillerie engagée peut aisément être reprise, ce qui justifie pour l'emploi de l'artillerie l'intervention de l'échelon supérieur (actionné par un conseiller technique d'artillerie). A titre d'exemple, le commandant de C.A. n'intervient pas dans l'emploi des réserves de division, mais il intervient dans la fixation des missions, de la composition, des mouvements des A.D., et quand un sous-groupement d'A.L.L. est mis temporairement aux ordres d'une Division, celui-ci peut, en cours d'action, recevoir une autre mission.

 

En fin de combat, des avant-postes doivent tenir tous les points qui constitueraient pour l'ennemi des observatoires sur les positions occupées, et les couloirs par où le gros doit reprendre la marche en avant.

 

Si l'on passe à une organisation défensive, l'essentiel est le choix de la position principale de résistance, sur laquelle doit être concentrée la grosse majorité des moyens ne pas lui sacrifier les avant-postes, qui pourront être retirés, ni l'organisation d'une position de repli. La diminution de la vulnérabilité est recherchée par l'échelonnement en profondeur et l'exécution de travaux camouflés : on admet qu'un bataillon en première ligne peut tenir normalement un front de 600 mètres. Il convient de faire une étude serrée du flanquement réciproque à tous les échelons (et avec les voisins) et de la combinaison des feux d'infanterie et d'artillerie.

 

Toute l'artillerie est en arrière de la position principale et doit être à même de tirer sans délai immédiatement en avant de celle-ci telle est sa zone d'action normale, mais elle peut être échelonnée en profondeur de manière que le tiers puisse tirer en avant des avant-postes (ou sur des objectifs lointains), un autre tiers devant la position principale, le dernier tiers, le cas échéant, sur la position principale elle-même.

 

Dans la deuxième partie relative à la tactique d'armes, je relève quelques préceptes judicieux pour l'emploi de l'infanterie. Dans l'attaque, s'il s'agit d'un effort violent, les trois régiments d'une division peuvent être mis en ligne accolés, et disposés chacun par bataillons successifs, appelés à se dépasser en cours d'action (un ou deux bataillons sont en réserve de division). S'il s'agit d'une action d'usure, un régiment est réservé, et les deux autres attaquent avec deux bataillons accolés.

 

Dans tous les cas, prévoir des détachements mixtes de liaison avec les unités voisines, et commandés par un officier de l'unité qui a le plus d'intérêts au maintien du contact. Ne jamais se porter à l'attaque d'une nouvelle position (ou ligne) sans laisser une unité à la garde et au nettoyage de la position conquise.

 

Quant à la cavalerie - qui est uniquement à cheval - ne pas trop la disperser, l'utiliser pour les reconnaissances et pour faire du « volume » dans les marches l'approche, et aussi, en certains cas, pour constituer un bouchon en attendant l'arrivée de l'infanterie.

 

La mission de l'artillerie (et c'est ce qui souligne son rôle de plus en plus important dans la bataille), est étudiée beaucoup plus en détails, dans l'offensive contre une zone fortifiée, en terrain libre, ou dans la défensive. Maints problèmes mont étudiés qu'il n'est pas possible de développer ici constitution des groupements et sous-groupements, homogènes ou mixtes - missions de préparation (relie-ci est réduite le plus possible, surtout si l'on dispose de chars), et l'accompagnement de l'attaque - contre-batterie, emploi des divers projectiles et caractéristiques des divers calibres, etc.

 

Les chars précèdent immédiatement l'infanterie, groupés par section de 5 chars pour un front d'attaque de bataillon (soit environ 50 mètres par char), et collent au barrage roulant. On pourra « peut-être prévoir pour l'avenir (sur roues pour de longs déplacements) l'emploi de chars avec les divisions de cavalerie (à cheval) pour briser des résistances locales ».

 

Peu de développement sur l'emploi du génie et de l'aéronautique : il n'y a à ce moment qu'une escadrille par C.A., et on l'utilise à des reconnaissances rapprochées, à des réglages d'artillerie, et, en cours de combat, au jalonnement des positions des adversaires.

 

 

 

Cette  « doctrine de guerre » des lendemains des hostilités de 1914-1918 fera peut-être sourire l'arme individuelle du fantassin est encore le fusil Lebel, le char et l'avion ne sont encore que timidement utilisés, toutes les formations de cavalerie et la majorité des trains et des formations d'artillerie sont hippomobiles, les transmissions ne sont guère assurées que par des moyens antiques ou médiocres (la TSF n'est pas encore parlante, et dans le combat, pour pallier la rupture des lignes téléphoniques, on fait fond sur le coureur et l'estafette), etc.

 

Mais les moyens de feux et de matériel dont disposent en 1919 les grandes unités ne sont déjà plus comparables à ceux de 1914 : la composition de celles-ci cri a été profondément modifiée, la division possède deux régiments d'artillerie, dont l'un d'ALC, et si son infanterie est réduite à trois régiments, chacun d'eux est devenu lui-même une petite division avec une gamme très variée d'armement, une compagnie de transmissions, un peloton monté, etc.

 

Cette transformation complète de l'appareil militaire - et de la doctrine de guerre - les officiers élèves de la 40e promotion en ont été les témoins et certains d'entre eux, à des degrés divers, les artisans.

 

Le général DÉBENEY, et le corps professoral si hétérogène d'une promotion elle-même si hétérogène, ont su, en partant vraiment de zéro, donner à l'ESG d'après-guerre un nouveau régime adapté aux circonstances et mettre au point les enseignements tirés d'une campagne dont le déroulement a été si peu conforme aux prévisions d'avant les hostilités.

 

A cet égard, la 40e promotion a constitué une sorte de rodage, grâce auquel sans doute les promotions qui ont suivi ont pu profiter, dans toute sa plénitude, d'un enseignement digne du corps professoral d'élite d'avant 1914.

 

Article paru dans le Bulletin trimestriel des amis de l’École supérieure de guerre n°11 (juillet 1961).

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