La 44e promotion par le colonel GALLINI




De omni re militari scibili et quibusdam aliis[1].

 

Dans les premiers jours d'octobre 1922, le quantième du mois importe peu, 100 officiers, pas un de moins, de toutes origines et de toutes provenances, se pressent dans la cour Riberpray, minuscule antichambre, si j'ose dire, de « l'Amphi-Louis », centre didactique et névralgique de l'école. Toutes les armes sont représentées. Les fantassins, « marsouins » compris, dominent, c'est normal. Mais les cavaliers, tout compte fait, ne sont pas restés à la traîne puisque, à deux unités près, ils représentent le 1/5e de la promotion. Les artilleurs n'ont envoyé que 16 des leurs. Si l'on ajoute à ces chiffres 4 sapeurs, 3 officiers de chars et 2 de l’aéronautique, on aura la composition de cette 44, amenée sur le devant de la scène.

 

Cet ensemble, trié sur le volet du concours d'admission et destiné, en principe, à former une élite, pour le moment du moins, ne se distingue en rien du Français moyen. Physiquement, dans ce moutonnement de képis une seule chose nous frappe : la haute taille du capitaine de Gaulle. Quant aux âges, ils s'étalent, à première vue, entre 25 et 40 ans. Certains visages aux traits marqués soulignent une assez nette ancienneté de service. C'est dans cette catégorie que se classent les cinq chefs de bataillon figurant dans nos rangs. D'autres, aux traits moins accentués, au teint plus clair, montrent qu'ils n'ont pas rassemblé beaucoup plus d'un quart de siècle sur leurs épaules. Tout bien considéré la moyenne oscille entre 29 et 35 ans. Le gros est formé par des capitaines.

 

Tous ces hommes ont fait la guerre, tous sont plus ou moins passés par les épreuves du feu, beaucoup ont été blessés ; mais on peut s'étonner de voir qu'après cinquante-deux mois de campagne - et quelle campagne ! - toutes les poitrines ne portent pas encore le ruban rouge de la Légion d'honneur. La promotion Fayolle, généreuse et magnanime, est pourtant venue, le 20 juin 1920, corriger les erreurs, réparer les injustices, effacer de regrettables oublis. Bien sûr la Croix de guerre a été épinglée sur toutes les vareuses ; mais cette récompense destinée à souligner un acte dûment constaté de bravoure individuelle, par l'abus que l'on en a fait, n'a-t-elle pas été reléguée au rang des « commémoratives » sans grande valeur ?

 

Six rosettes d'officier attirent pourtant nos regards. La plus spectaculaire d’entre elles est sans contredit celle du Capitaine Callies le grand spécialiste des coups de mains heureux, que neuf citations, dont six à l'ordre de l'Armée, soulignent... et Callies, né le 7 août 1896, est le benjamin de la promotion.

 

Ces considérations mises à part ; revenons à nos moutons, Les Français ne sont pas seuls à piétiner devant la bergerie. Trente officiers étrangers leur ont été adjoints. Ce sont les représentants aussi bien d'anciens pays alliés, que de pays neutres, voire même de nations récemment nées à la liberté. Nous nous plaisons ainsi à reconnaître parmi nous, 6 Polonais, 4 Américains (U.S.A.), 4 Tchécoslovaques, 3 Serbes, 2 Roumains, 2 Suisses, 2 Espagnols, 1 Letton, 1 Japonais, 1 Belge, 1 Danois, 1 Portugais, 2 Finlandais et nous sommes très honorés par la présence d'une altesse royale, le lieutenant-colonel Prince Prajatibok, de l'armée siamoise qui sera roi quelques années après son passage à l'E.S.G.

 

Si nous considérons leurs insignes de grade, nous constatons que 23 d'entre eux sont officiers supérieurs. Comme l'âge moyen de tous ces officiers est sensiblement le même que le nôtre, nous en déduisons que, dans les armées étrangères, l'avancement est infiniment plus rapide que dans l'armée française. Laissons là cette question secondaire de la corrélation des grades et bornons-nous à admirer la parfaite connaissance que tous ces étrangers ont de notre langue : admirons même ceux qui, comme les Finlandais et les Danois, sont capables de pratiquer quatre ou cinq langues en dehors de leur langue maternelle.

 

Dans cette foule bigarrée où le bleu horizon domine, on se cherche, on se présente, on se serre les mains. Des bruits commencent à circuler au sujet du « major d'entrée » possible. Il n'y a pas eu de classement officiel, c'est un fait, mais bon gré, mal gré, il y en a forcément un parmi nous dont le total des points d'examen dépasse celui des autres. Le nom de Loustaunau-Lacau circule sous le manteau. Après tout, c'est possible. Il a assez de brillant, assez d'originalité intellectuelle, assez d'assurance pour avoir décroché « la timbale ».

 

Ma promotion de Saint-Cyr, celle du « Centenaire » n'a que trois représentants : Bridoux, Le Roch et moi-même. En dehors de de Gaulle, de Ditte, de Georges Picot, de Malraison, de Cailloux, de Métrot, de Peyroinet, de Château-Vieux, de Mesnard avec lesquels je me suis trouvé plus ou moins en contact au cours des stages d'armes précédant l'entrée à l'école, de Grenier que j'ai connu au 2e bureau de l’EMA et de quelques cavaliers, de mes anciens et de mes recrues, je ne connais pas grand monde. J'ai fait toute la guerre comme cavalier à cheval d'abord, comme cuirassier à pied ensuite et cette performance ne m'a pas permis d'élargir le cercle de mes relations. Parmi les professeurs je n'en connaîtrai vraiment qu'un seul, Houdemon qui avait été en même temps que moi, lieutenant au 12e Dragons.

 

Les premiers contacts pris, nous nous enquérons de notre répartition. Les « groupes » sont affichés dans le déambulatoire précédant les bureaux de l’école. Personnellement je figure dans la composition du 5e. Mon chef de file est le capitaine Deslaurens, de l’infanterie de Marine. Il est de mes arrières grands anciens, ses beaux états de services, tant outre-mer qu'au cours de la guerre, lui ont valu la croix d'officier de la Légion d'honneur et une croix de guerre dont le ruban accuse cinq ou six citations. Cinq fantassins : Barande, Laurent M.-R., Loustaunau-Lacau, Palmade et Bourgeot ; deux artilleurs : Gomel et Brun et un cavalier : Voyron font équipe avec moi, équipe que viennent compléter le colonel Knoll-Kownacki (Pologne), le commandant G.G. Bartlett (U.S.A.) et le capitaine Dimitresco Polichron (Roumanie).

 

10 h 30, heure de « l'Amphi » ! Le premier... qui sera suivi de tant d'autres. Le général Debeney, commandant l’École, entouré des chefs des différents cours. ‑ Dieu ! Qu'ils sont nombreux - nous souhaite la bienvenue et nous expose en termes forts nets ce qu'il attend de nous. La doctrine de l'école nous sera enseignée par ces professeurs qui gravitent autour de lui, officiers supérieurs choisis pour leurs indéniables qualités morales et professionnelles, très aptes à dégager une idée maîtresse des innombrables situations que nous a révélées la dernière guerre. Hélas ! Si l’étude des faits passés est nécessaire, elle n'est pas suffisante pour dominer le problème de ce que sera demain. Ils n'ont pas pu - probablement parce qu'à l'échelon très supérieur du haut commandement on ne l'avait pas cru nécessaire - envisager l'avenir et prévoir que la guerre de taupes que nous venions de faire ferait place à une guerre de mouvement aux accents foudroyants.

 

Quoi qu'il en soit, dès qu'ils nous eurent pris en mains, nos professeurs, titulaires et suppléants, nous ont imposé un travail considérable. Je n'ai pas l'intention de donner, ici, un aperçu de notre emploi du temps. Qu'il suffise de savoir qu’il était amplement garni. La première année fut réservée à l'étude de la division dans l'offensive et la défensive, la seconde fut consacrée à l’engagement du corps d'armée dans la bataille.

 

Mais séquelle de la derrière guerre et, sans doute, déformation professionnelle, nous sommes étonnés de voir que ces grandes unités sont toujours solidement encadrées. La guerre de position, seule, est reine et on ne condescendra jamais à envisager le combat d'une division d'aile, A quoi bon, d'ailleurs, puisque, par principe, la mer, à gauche, la Suisse, à droite, nous assurent des flancs inattaquables. C'est parfaitement exact lorsque le front des armées s'est stabilisé, mais tant qu'il ne l'est pas...

 

Si, au début de 1914, le front allemand n'avait pas présenté des rentrants et des saillants, Joffre aurait-il pu le manœuvrer comme il l'a si admirablement fait ? Je ne puis admettre que cette pensée ait échappé à nos Instructeurs mais elle ne rentrait pas dans le cadre de l’enseignement de l’école. Voilà tout !

 

Disciplinés et, sans doute confiants nos professeurs se sont ingéniés, au moyen de travaux en salle, de travaux sur le terrain, de travaux à domicile, à nous inculquer cette science militaire que nous venions chercher auprès d'eux. Quel souvenir! Quel cauchemar que ces maudits travaux à domicile ! Nous avions huit jours pour les faire. Il fallait entrer dans tous les détails, ne rien oublier, donner des ordres à l'infanterie, schématiquement déployée à l'artillerie, au génie, aux chars, à l’aviation, au service de santé, prévoir le ravitaillement en munitions, en vivres, etc., si bien que le lundi suivant lorsque nous allions remettre nos élucubrations, elles avaient pris l’aspect de véritables volumes. De tous ces travaux à domicile, le plus détestable pour nous, c'est celui concernant le ravitaillement en munitions d'artillerie à l'échelon du corps d'armée. C'était le triomphe du lieutenant-colonel Montagne, professeur suppléant du cours d'artillerie, mais pas le nôtre. Il jonglait avec les chiffres, les calibres, les portées ; il excellait dans la présentation des tableaux, dans l'utilisation des craies de couleur. Pour nous, les élèves, c'était un casse-tête abrutissant. Pourquoi demander à des fantassins, à des cavaliers, à des sapeurs, la rédaction d'ordres aussi délicats alors qu'un état-major en opérations disposera toujours d'artilleurs idoines pour mener à bien ces calculs sataniques ?

 

Ah ! Cher colonel Montagne, comme vous étiez loin, ce faisant, de ce que nous avait annoncé le colonel Duffour, notre professeur du cours d'histoire militaire, lorsque comme péroraison de son premier « amphi » il nous dit : « Messieurs, je serai le seul professeur de l'école à travailler pour vous sans vous demander d'autre effort que celui de m'écouter ».

 

Les travaux en salle sont mieux vus. Une question tactique est posée. On la discute. Chacun est invité à donner sa solution, à critiquer celle du voisin. Dans notre « groupe ». Loustaunau-Lacau, un peu spécialiste du paradoxe, est toujours prêt à contre-attaquer. Il aime la réplique. La sienne est toujours juste marquée au coin du bon sens. Il n'hésite pas à mettre le professeur en difficulté en le poussant jusqu'au pied du mur, dans ses derniers retranchements. On rit. Mais la discussion est toujours courtoise et la bonne tenue de l'ensemble n'a pas à en souffrir.

Les travaux sur le terrain sont toujours les bienvenus. C'est un bol d'air frais qui nous est offert dans la grande banlieue parisienne, détente salutaire pour nos cerveaux surmenés. Nous partons en cars, Le plus souvent par groupes jumelés. Arrivés à destination, nous sortons le « thème » qui nous a été remis et nous nous répandons dans la nature, recherchant l'implantation logique du plan de feux dans le cas de la défensive ou le point d'application optima pour l'effort principal dans l'offensive. La carte, en hachures ou en courbes, ne donne jamais un aperçu exact de ce qui est et raisonner sur ses seules données risque de fausser les résultats. Le terrain, lui, ne ment pas. Les croupes, les vallées, les fermes isolées, les bouquets de bois, les haies, les cultures même sont là pour motiver nos décisions que le directeur de l'exercice critiquera ne serait-ce que pour motiver sa présence en ces lieux et nous rentrons contents de ces heures de quasi détente, salutaires à nos organismes.

 

A la belle saison, les travaux sur le terrain prennent une allure plus sérieuse. Ce sont de vrais déplacements de trois ou quatre jours au cours desquels plusieurs « groupes » conjugués étudient un cas concret dans ses moindres détails. Tout est préparé d'avance, les billets de chemin de fer sont pris par les soins de l'école, les chambres retenues à l'hôtel ou chez l'habitant et les moyens de locomotion nous attendent à pied d’œuvre. C'est charmant ! A la fin de la seconde année, un dernier voyage dit de « tactique générale » est destiné à asseoir d'une façon définitive l'opinion des professeurs sur certains d'entre nous. Fini de rire. Les divers commandements sont répartis entre les officiers élèves. Il y a un commandant du CA ayant à ses côtés un chef d'état-major. Les DI sont dotées d'un général in partibus. Les bureaux fonctionnent avec un titulaire. Les services également. Les décisions prises sont rédigées sur le terrain et discutées en fin de journée à la mairie ou dans la salle d'école du « patelin » où s'est terminée la manœuvre et qui sera notre cantonnement pour la nuit. Le lendemain l’exercice reprend en progressant sur un axe prévu d'avance à cette différence que les titulaires des postes ont permuté entre eux.

 

Un tel voyage dure en général huit jours. La 44e promotion fit le sien, si mes souvenirs sont précis, au pays d'Othe. Débarqués à Villeneuve-l'Archevêque nous devions progresser en direction de Sens. Les chevaux de l'école faisaient partie du voyage pour permettre nos déplacements en terrain difficile et donner plus de vraisemblance aux problèmes étudiés, Bref ! C'était à une mobilisation générale de l'école que nous assistions. J'aurais mauvaise grâce de dire que je me souviens des thèmes envisagés et que j'ai été fortement manqué par les décisions prises, par contre j'ai gardé en mémoire la nature détestable de ce sol crayeux champenois. Il avait plu, le terrain était glissant, transformé en patinoire, et je me rappelle fort bien les dangereuses glissades de nos pauvres chevaux notamment sur les pentes descendant de la forêt d'Othe. Oserais-je dire que j'en ai éprouvé quelques émotions ? Peut-être, dans tous les cas si je n'ai pas été profondément marqué par le déroulement de la manœuvre en soi je n'ai pas oublié cette caractéristique de la région par temps de pluie. C’est déjà quelque chose !

 

Indépendamment de ces voyages de plus ou moins longue haleine uniquement consacrés à la tactique et à la combinaison des armes, l’école nous en octroyait d'autres de plus grande amplitude, destinés à renforcer nos connaissances générales. C’est ainsi qu'au début de juillet 1923, nous effectuâmes le voyage dit du Nord‑Est. Il débuta, sous la conduite de nos professeurs de « Barbette », par la visite des groupements fortifiés des environs de Metz, remaniés par les Allemands. De là, nous allâmes à Verdun voir l'état dans lequel les avaient mis les intenses bombardements de 1916 et constater comment certaines parties des ouvrages avaient résisté victorieusement à l'épreuve du feu.

 

La visite de l'usine d’Hagondange nous mit sur la route de la Sarre que nous atteignîmes après avoir effectué la reconnaissance de la région Péterchen-Tromboen. Après une nuit passée à Trèves nous gagnâmes la Ruhr, Cologne, Düsseldorf, Duisbourg, Ruhrort, Essen furent visités à une allure record, trop vite pour que nous en conservions, avec le temps, un souvenir durable. Tournant ensuite le dos à ces fourmilières humaines, grouillantes d’activité, nous atteignîmes Wiesbaden pour le 14 juillet. Accueillis par le général Mordacq, nous reçûmes de lui toutes précisions sur la situation politique et militaire dans la tête de pont de Mayence et il poussa l'amabilité jusqu'à mettre des automobiles à notre disposition pour parcourir la région du Taunus et pousser jusqu'au Feldberg d’où nous pûmes voir Francfort à nos pieds, Le lendemain un bateau de la flottille du Rhin, frété à notre intention, nous fit descendre le fleuve de Biebrich jusqu'à Saint-Goar. Puis ce fut Strasbourg dont nous visitâmes le port avant de passer à l'examen du fonctionnement de la gare de triage de Hargarten, modèle du genre.

 

Comme le temps passait et qu’il devenait nécessaire de songer au retour, nous parcourûmes à assez vive allure l’Alsace, marquâmes un temps d'arrêt à Sélestat, un autre, plus long, à Mulhouse pour visiter les mines de potasse, et gagnâmes Belfort en car en passant par le ballon d'Alsace. La visite au fort de Roppe et de l’ouvrage de Méroux marquèrent la fin de cet intéressant et instructif voyage. Le 23 juillet au soir nous étions à Paris.

 

Il me faut ici rendre hommage à la direction des études. En nous imposant la tenue au jour le jour d'un carnet dit de reconnaissance, elle nous mit dans l’obligation de faire par écrit, une relation de notre déplacement. Ces carnets, remis à notre rentrée, devaient être vus par les professeurs intéressés puis rendus à leurs titulaires. Par bonheur j'ai pu conserver les miens et c'est à eux que je dois d’avoir pu relater aujourd'hui ce qui précède.

 

Que n'en a-t-il été de même en seconde année à la fin de laquelle nous effectuâmes un voyage dans les Alpes ? Consciencieusement rédigés, honnêtement remis à qui de droit à notre retour, ces carnets ne nous furent jamais restitués. Il en résulte que peu à peu les souvenirs que nous rapportions de cet intéressant périple ont fini par s'émousser et, en ce qui me concerne par disparaître entièrement à un ou deux détails près.

 

Saurions-nous en vouloir à nos instructeurs ? Certainement pas. Nos deux années d'école étaient terminées. Vraisemblablement aussi fatigués que nous, ils aspiraient à un repos bien gagné et le temps leur a certainement manqué pour prendre connaissance du contenu, des dits carnets.

 

*

*       *

 

Si le tableau qui précède se présente dans l'ensemble sous un jour un peu morose il n'en demeure pas moins que ces deux années d'études nous ont offert quelques intermèdes comiques. Au hasard, j'en ai épinglé trois que voici :

 

Un certain jour – était-ce en première ou en deuxième année ? Je ne m'en souviens pas - M. Painlevé, alors ministre de la Guerre, vint voir ces poulains que nous étions, à l'entraînement. Pour la circonstance, brossés, astiqués, vernis, nous fûmes rassemblés dans la cour d'honneur. Il nous passa d’abord en revue, puis, nous faisant former le cercle autour de lui il nous adressa quelques paroles bien senties. Je ne les ai pas conservées dans ma mémoire mais ce dont je me souviens très bien c'est qu'il entama son allocution par ces mots :

 

‑ Messieurs, vous êtes tous des officiers hors concours...

 

Un fou rire général s'étouffa dans nos rangs. Le ministre, notre ministre, ce bon berger sous la houlette duquel nous étions censés progresser dans l'art militaire, avait donné un sens tout à fait inattendu aux deux lettres HC résumant notre situation momentanée. Se croyait-il à un comice agricole ou dans un concours d'animaux gras ? Non ! M. Painlevé, homme de science, avait tout simplement confondu sans la moindre malice, hors cadres qui signifiait quelque chose avec hors concours qui ne signifiait rien, surtout s'appliquant à nous.

 

Une autre fois, c’est au camp de Bitche où nous étions venus pour assister à des tirs réels d'artillerie, que l'incident eut lieu. La veille de notre départ le gérant du cercle, sans doute pour reconnaître la bonne tenue dont nous avions fait preuve à l'égard de son matériel, et peut-être aussi pour nous remercier d'avoir ingurgité sans nous plaindre l'infâme brouet dont il nous avait alimentés, nous offrit généreusement des apéritifs variés. Ne voulant pas être en reste, les officiers du cadre présents commandèrent une seconde tournée. Ce que voyant les officiers étrangers se crurent obligés d'en offrir une troisième. Bis repetita placent, sed ter... amènent la catastrophe. Trois apéritifs coup sur coup, c'est de la gaîté dans les verres et aussi dans les cerveaux, La promotion s'anime, s’échauffe. Il n'est plus question de tactique, ni d'obus tirés et le commandant Ungria (Espagne) cherche par tous les moyens à nous faire comprendre le jeu du toréador en face du taureau. Sangre y arena ! Pour que la démonstration soit valable il fallait que le taureau soit représenté ! J'accepte de jouer ce rôle ingrat qui m'oblige, sans toutefois marcher à quatre pattes, à régler mes mouvements dans la position de l'homme courbé en deux. Nous nous faisons face. Ungria fait quelques passes avec une muleta d'occasion, esquive mes attaques, pose d'hypothétiques banderilles, enfin annonce qu'il va passer à la mise à mort dès que le taureau foncera sur lui, tête baissée. A cet effet je prends mon élan, mais, perdant l'équilibre, j'enfonce le toréador, qui, bousculé, recule de quelques pas, rencontre dans son mouvement de retraite le général Bineau. Le malheureux qui n'en peut plus mais cherche à se retenir à une table, la bascule et tout l'ensemble s'effondre dans un grand fracas de verres brisés. Il n'y eut pas de sang répandu, qu'on se rassure ! Mais la démonstration avait assez duré, la salle se vida comme par enchantement et chacun rentra chez soi. Mais dans le courant de la nuit, lorsque le « tore » eut regagné son « toril », est-ce sous l'effet des vapeurs de l'alcool ou sous celui des violentes contorsions dues à son « dégagement » acrobatique, pris de nausées épouvantables le pauvre « tore » fut malade, malade, mais si malade qu'il a cru rendre... jusqu'à son âme. Le lendemain, heureusement, nous quittions le camp et je n’eus pas à rencontrer l’œil narquois du planton chargé de remettre les chambres en ordre, mais je n'étais pas fier. Aujourd'hui, vieillard chevronné, je rédige sans honte cette évocation d'un fait divers vieux de près de quarante ans et je prie le général Ungria, si d’aventure il lit ces lignes, de bien vouloir trouver ici, l'assurance de l'excellent souvenir que j'ai conservé, non de l'incident, mais de lui-même.

 

La troisième aventure ne met que deux personnes en cause, le commandant de Malayssie-Melun et moi-même. Elle eut pu assez mal tourner comme on va le voir. C'était au cours de notre voyage des Alpes. Le commandant, fervent montagnard, m'avait demandé de l'accompagner pour franchir le col du Cellar et passer de la vallée de la Luye dans celle de l'Onde. Il m'avait donné rendez-vous à Gap où il arriva équipé de pied en cap, tel Tartarin, alors qu'ignorant tout de la montagne, je me présentais avec des chaussures à semelles lisses, parfaitement dérapantes, et une canne à bout ferré. Le temps de renforcer les dites semelles avec des « ailes de mouches » et nous voilà gagnant le refuge du CAF de la Bérarde pour y attendre l'aurore. Deux guides du pays nous accompagnaient fort heureusement. A 4 heures, départ. Temps magnifique. Nous grimpons en file indienne de ce pas lent et continu qui nous élève de 200 mètres à l'heure. Jusqu'à la « cheminée » qui marque le col, tout se passe bien. Bien que la roche soit friable nous arrivons à franchir l'obstacle mais dès que nous nous retrouvons sur la face Nord, le paysage change d'aspect. Nous sommes sur le glacier et la pente est raide, si raide même que les guides avec leurs piolets doivent tailler des marches dans la glace, et nous nous encordons. Le commandant ouvre la marche, et je le suis avec les deux guides derrière moi pour parer à toute surprise. C'est là que le drame commence.

 

Au moment de mettre le pied dans la première entaille, le commandant de Malayssie, erreur d'optique, la manque, glisse, tombe sur son séant et de tout son poids (c'est un cuirassier) entraîne toute la cordée dans un « dévissage » général qui ne tarde pas à devenir dangereux. Ce n'est plus le moment de rire ni de contempler la beauté des lieux Tant bien que mal, avec mon bâton, je cherche à freiner la chute. Peine perdue ! Si encore la pente que nous dévalons d'un mouvement uniformément accéléré ne présentait pas d’aléas mais à 150 ou 200 mètres devant nous, nous percevons une ligne verte, annonciatrice d'une crevasse. L'éviter ? Impossible. Je commence à avoir sérieusement le trac et à penser que pour une première prise de contact avec la montagne celle-ci risque de m'en faire voir de cruelles. Mais nos deux anges gardiens, nos guides sont là. Un tel incident n’est pas pour les émouvoir. Arcboutés sur leurs talons ferrés, appuyés de tout leur poids sur leurs piolets fichés en glace, ils arrivent peu à peu à réduire la vitesse et finalement à stopper la cordée. Ouf ! J'ai eu chaud, le commandant autant que moi. Nous remercions les guides et reprenons, prudemment cette fois, la descente du glacier. La suite de notre excursion se passe sans nouvel accident. Nous atteignons la vallée du Guir où nous attendent des chevaux, prévus d'avance, sur le dos desquels nous gagnons le chalet de l’Aile froide. Là, un reconstituant énergique nous remet d'aplomb. Ai-je besoin d'ajouter que nous en avions besoin ?

 

C'est sur cet incident tragi-comique que se terminèrent mes deux années d'école. Je ne m'appesantirai pas sur les angoisses de « l'amphi garnison ». J'eus la chance d'obtenir une place à l'état-major  du 20e CA à Nancy mais je ne rejoignis pas directement mon nouveau poste. Un stage de trois mois au 4e bureau de l’EMA ayant été offert à ceux qui voudraient en profiter, j'eus la sagesse de m'y faire inscrire et ne pus que me féliciter de ma décision.

 

Avant de terminer ce récit et d'en tirer une conclusion, il peut être intéressant de rechercher ce que sont devenus les 95 « brevetés » qui, à la fin de juillet 1924, se dispersèrent dans les différents états-majors de France, de l'AFN et d'Outre-Mer. J'ai essayé de les suivre ne serait-ce que par curiosité. Tâche difficile, s'il en fut. Constatons d'abord que tous ne sont pas devenus généraux, loin de là. A ma connaissance une trentaine seulement sont arrivés aux étoiles. D'autres, une vingtaine environ, sont morts ; cinq, Le Roch, Deslaurens, des Mazis, Garnier et Simon, sont tombés au champ d'honneur ; deux, Touche et de Peyronnet, ont été victimes d'accidents (auto ou cheval) ; quant aux autres, ils n'ont été rayés du nombre des vivants que parce qu'ils avaient atteint l'âge fixé par Dieu à leur destinée terrestre.

 

Trois d’entre nous sont sortis des normes de la vie habituelle de l'officier d'état-major en se lançant dans les arcanes de la politique. Le plus notoire est de Gaulle. Je ne raconterai pas comment il s'est sorti de la masse. Tous les Français savent ce qu'il a fait. Mais je constate que, parvenu à la plus haute charge de l'État, il a admirablement tiré son épingle du jeu, pourtant difficile, dans lequel il s'est lancé et est, aujourd'hui, définitivement entré dans l'histoire. Dans les hautes fonctions qu'il assume, « je lui souhaite bien du plaisir » mais, pour tout l'or du monde, je ne changerais pas ma place de modeste et tranquille retraité pour la sienne : il y a trop à faire.

 

Bridoux vient ensuite. Bien que cavalier il misa sur ce qui fut considéré par la suite comme le mauvais cheval. Ministre de la guerre sous Pétain, les circonstances lui firent payer cher sa haute, mais éphémère situation. Il perdit sa liberté, fut condamné à mort, parvint à s’évader et, finalement, alla mourir en exil.

 

Le troisième fut Loustaunau-Lacau, camarade d'une originalité charmante, humoriste délirant. Ayant mangé à beaucoup de râteliers, il finit par être mis à toutes les sauces. Ennemi n° 1 du P.C., il fut mis en disponibilité comme chef de bataillon. Les coudées désormais libres, il se présenta au suffrage des électeurs dans le Sud-Ouest, fut élu et amusa le Parlement par ses réparties fines et spirituelles. Après la deuxième guerre mondiale, subitement « dédouané » à la suite d'un voyage en Pologne communiste, voyage d’où il revint en disant que « ces gens-là n'étaient pas si mal que çà », il franchit en vingt-quatre heures tous les grades qui le séparaient des étoiles, reçut de ce fait tous les traitements arriérés et se trouva nanti d'un matelas de grosses « coupures » si épais qu'il ne put résister à l'émotion devant un tel pactole. Frappé de congestion, il disparut à son tour.

 

Que me restait-il de ces deux années de labeur lorsque, seize ans après ma sortie de l'École, je me retrouvai pour la deuxième fois engagé sur le sentier de la guerre ? Chef du 2e bureau de la 4e armée (Réquin) pendant la drôle de guerre, j'étais lorsqu'elle ne fut plus « drôle » du tout, à la tête du groupe de reconnaissance du 21e CA (Flavigny). Moitié hippo, moitié auto et moto, ce groupe était une unité hybride, mise sur pied à la mobilisation, dont je n'avais jamais entendu parler, pas plus à l’école qu'ailleurs. Il résultait de ce mariage du lièvre et de la tortue que n'ayant pas, surtout lorsque cela m'était le plus nécessaire, tous mes éléments, d'un pied si différent, sous la main je ne pouvais jamais les engager simultanément. Après tout, on se débrouille toujours ! Mais ce qui m'amusait le plus c'était le laconisme de mes ordres écrits comparés aux volumes que j'étais obligé de pondre pour me sortir d'une situation tactique quelconque dans mes travaux à domicile, de fâcheuse mémoire. Jamais, en 1940, mes ordres sur le terrain n'ont excédé l'avers d'une feuille de « manifold ». Ce procédé a peut-être entraîné une utilisation excessive de mes agents de transmissions, mais j'ai eu la satisfaction de constater que mes ordres s'exécutaient comme je l'entendais sans que mes subordonnés eussent besoin de précisions complémentaires.

 

Cette flèche du Parthe décochée, j'aurais mauvaise grâce de laisser croire que je ne conserve pas un excellent souvenir de mes deux années d’ESG, je lui suis, entre autres choses, reconnaissant de m'avoir donné le goût du travail en général, du travail intellectuel en particulier et, surtout, infusé la « méthode » nécessaire pour conduire celui-ci à bien. J'en ai fait l'expérience dès mon arrivée au 20e C.A. où je fus chargé, travail ingrat de 1er bureau, de remettre sur pied le plan de réquisition des autos et des chevaux et, plus tard, au service historique de l'armée, lorsque j'eus à débrouiller les fils de la bataille de la Somme en 1916 pour « les armées françaises dans la Grande guerre », ouvrage considérable auquel j'eus l’honneur de participer.

 

Et maintenant que j'en ai terminé, je demande humblement qu'il ne soit pas pris en mauvaise part. Ma pensée continue d'aller vers ces professeurs éminents que j'ai connus, ils furent mes aimables condisciples, je m'incline devant les disparus et je souhaite aux survivants une fin de vie calme et tranquille, conforme au désir normal de tous les retraités.

 



[1] De toutes questions militaires susceptibles d'être traitées... et de quelques autres encore (selon Pic de la Mirandole).


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