Extraits des souvenirs du comte de Rarécourt de la Vallée de Pimodan



Entre temps, j'avais été reçu à l'École de guerre, après m'y être préparé sous l’aimable égide du capitaine d'état-major  Arrivet.


De mes examens écrits passés à Amiens je me souviens surtout qu'ils durèrent longtemps et me donnèrent une affreuse migraine.


Quant aux examens oraux, ils se passent à Paris, devant des aréopages de généraux très solennels qui revoient ainsi des connaissances oubliées. Leur rôle ordinaire se borne à sanctionner les appréciations des professeurs de l'École chargés des interrogations, et parfois à tendre une perche plus secourable qu’adroite aux candidats qui s'enlisent.


Très appréciée et très dépréciée au début, l'École de Guerre avait peu à peu conquis une place brillante parmi nos institutions militaires ; et, si quelques-uns battaient toujours en brèche ses superstructures, nul ne minait plus ses fondations. On n'y distribue point en tablettes la panacée de victoire, mais tous les officiers qui en sortent ont travaillé à un âge où les efforts d'intelligente et même de simple mémoire semblent particulièrement méritoires et fructueux. A l'École, ils se sont imprégnés d'une même doctrine et l'enseignement général a créé parmi eux des courants d'idées communes, des analogies de jugement, des similitudes d'expressions nécessaires pour la bonne conduite des grandes unités. En outre, les officiers des différentes armes ont appris dans une vie commune à se connaître, à s'apprécier, à s'aimer. C'est là que j'ai trouvé mes meilleurs camarades, mes plus chers amis, et l'émotion me gagne en y pensant. Si d'aventure ces pages leur tombent sous les yeux, qu’ils se remémorent nos années d'École de guerre déjà lointaines, les promenades, les voyages où nous devisions joyeusement, hommes faits tout rajeunis par la vie scolaire, et qu’ils sachent aussi que mon âme reste avec eux.


Le général de Dionne, commandant de l'École, était un homme aimable, bienveillant, d'apparence fine et sceptique. Il se montrait peu et parlait encore moins.


Parmi nos maîtres, les plus marquants étaient le colonel Maillard, professeur d'art militaire, le colonel Langlois, professeur d'artillerie, et le colonel Niox, professeur de géographie.


Le colonel Maillard avait la tournure épaisse, la démarche lourde, l'extérieur commun, une figure forte, ingrate, lentilleuse, éclairée par des yeux hautement intelligents, mais louches à en paraître distors. Ils lui réservaient, au dire des mauvais plaisants, le privilège de pouvoir surveiller sans tourner la tête une attaque simultanée de front et de flanc.


Sa parole sourde, sans éloquence ni agrément, était autoritaire, limpide, méthodique, et il savait mettre en relief sous une forme saisissante certaines idées essentielles, certaines « directives », que ses prédécesseurs, sans les méconnaître, avaient embrumées de considérations adventices. Son grand mérite était d'avoir si bien élucidé quelques principes fondamentaux de la guerre moderne qu'en les entendant énoncer par lui tout le monde pensait : « J'en aurais dit autant ! » Et nul cependant n'avait su le dire aussi nettement avant lui. Par contre, il se pliait mal aux circonstances, manquait d'à-propos sur le terrain, et une certaine vulgarité de culture première le rendait tellement sensible aux compliments qu'il agréait comme pur encens de l'Inde les plus grossiers benjoins. Nous le savions et tirions avantage de ce petit travers sans que jamais il s'en doutât. En résumé, le colonel Maillard était plus professeur que chef, plus pédagogue que conférencier, plus homme de cabinet qu'homme d'action, plus apte à former des élèves de sa doctrine que des disciples de sa pensée. Mieux fait pour préparer de futurs généraux que pour exercer lui-même de grands commandements.


Tout à l'opposé, le colonel Langlois, grand, maigre, sec, désinvolte, semblant toujours courir à la victoire ou à la mort avec des bottes de sept lieues, se montrait plus remueur d'idées que débiteur de principes, plus homme d'action el de cœur qu'homme de bureau, plus chef que professeur, mais chef parlant avec une vive facilité, une science lumineuse, une conviction communicative, un patriotisme ardent, et se haussant jusqu'à l'éloquence parfois. Il s'intéressait fort à ses élèves, leur inspirait confiance, et, toujours prêt à supporter une objection, même une discussion courtoise, savait tirer de chacun le meilleur parti Je crois qu'il a laissé parmi eux plus de traces de sa personnalité même que de son enseignement, et mieux éveillé leurs libres intelligences qu'imbu leurs esprits de sa doctrine.


Quant au colonel Niox, il était aimé de tous pour son abord sympathique, son âme haute, son cœur chaud, son esprit fin. Ses nombreux ouvrages géographiques, sa grande réputation qui avait franchi depuis longtemps les murs de l’École, sa connaissance parfaite de la politique mondiale, son usage de la parole devant des auditoires très divers lui donnaient une place à part dans le cénacle de nos professeurs. Il faisait son cours avec un charme prenant, une érudition élégante, un sentiment profond, et même de véritables envolées oratoires malgré qu’il semblât toujours causer dans un salon. Niox et le seul professeur que j’ai vu achever sa leçon et même la prolonger au-delà de l’heure réglementaire sans que le silence d’abord attentif devint frémissant et que tous les yeux se tournassent vers la pendule. Très différent de Maillard, il raillait agréablement sa solennité sentencieuse qui ramenait les causes de chaque victoire comme de chaque défaite à l’observance ou à l’oubli de certains principes, sans jamais tenir compte du rôle immense joué par la fortune dans la destinée des humains.


Parmi les autres professeurs moins en vue, je citerai le colonel Thiroux chargé du cours d’histoire militaire, les commandants de Liedekerke et Cherfils qui faisaient le cours de cavalerie, le commandant Bonnal et le commandant Picquart.


Le colonel Thiroux était surtout remarquable lors des visites de champs de bataille. Il rappelait chaque phase de la lutte avec tant de simplicité, de clarté, de minutie dans les détails et en même temps d’émotion, qu'il semblait y avoir pris part, et atteignait ainsi sans recherche ni artifice une puissance d'évocation singulière.


Fort appréciés tous deux mais infiniment dissemblables, le commandant Bonnal et le commandant Picquart ont eu des sorts bien différents.


Le commandant Bonnal, sous-directeur des études, faisait avec un débit inégal et un accent rocailleux des conférences très intéressantes, très substantielles, d'une grande puissance déductive et d'une belle philosophie, mais abstruses, touffues, compliquées de raisonnements métaphysiques. Néanmoins on sentait en lui une supériorité conquérant sa maîtrise et, bien qu'une gangue de brusquerie le fit un peu craindre, l’opinion générale lui demeurait très favorable dans le présage de hautes destinées.


Le commandant Picquart, professeur de topographie, semblait l'antithèse vivante du commandant Bonnal. Sa science aimable et modeste, affinée par un goût artistique subtil, son humeur accorte, son urbanité mitigée de scepticisme discret, son désir constant d'obliger le rendaient sympathique à, tous et semblaient lui promettre une carrière calme, brillante, heureuse avec uniformité. On lui prêtait en politique et en religion des opinions extrêmement avancées - certains disaient alors abracadabrantes - mais il n'en parlait jamais et l’eût- il fait, son usage de bien dire les aurait atténuées, adoucies, rendues, sinon acceptables, du moins entendables pour tous sans émoi.


On sait comment Picquart est devenu général et ministre de la Guerre après les plus étonnantes alternatives, et aussi comment Bonnal, arrêté dans sa carrière au grade de brigadier, exerce maintenant par sa plume une influence qu'il semblait devoir exercer par son commandement.


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