Petite histoire d'un sapeur cycliste stagiaire de la 51e promotion par le général PINSON



En l'an 1924 lieutenant frais émoulu de la studieuse École du génie de Versailles, j'applique ma science toute neuve de sapeur à la formation des candidats caporaux du 4e régiment du génie à Grenoble : navigation et ponts sur l'Isère, mines et travaux de campagne au polygone, tirs, marches dans la nature. Toutes ces activités ne m'empêchent pas de pratiquer les sports individuels : escrime, aviron et surtout équitation.

 

Chaque matin aux aurores, un cheval tout sellé m'attend dans la cour du quartier pour une heure de manège ou d'extérieur. J'ai des montures à discrétion car les officiers du génie tous montés théoriquement, sont peu nombreux à pratiquer l'art équestre : on monte à cheval pour les prises d'armes... Ce n'est pas toujours très heureux.

 

Or à l'époque considérée il est d'usage de désigner chaque année un ou deux otages du génie pour suivre à l'École de cavalerie de Saumur, où le cheval est encore roi, le cours des lieutenants l'instruction qui comporte essentiellement des cavaliers et des artilleurs.

 

Chaque régiment du génie doit obligatoirement proposer un lieutenant, le choix étant ensuite du ressort de l'état-major de l'armée. C'est ainsi qu'au printemps de 1925 le colonel commandant le 4e génie me convoque à son bureau et me tient ce langage : « PINSON, je sais que vous êtes un fervent de l'équitation, seriez-vous volontaire pour aller passer un an à I ‘École de Saumur ».

 

Bien sûr que non je ne suis pas volontaire. Rien n'est plus mal côté à la direction centrale du génie qu'un officier s'échappant du giron de la sape, même très provisoirement, pour chercher dans -ne vie pleine d'imprévu un dérivatif aux œuvres dénuées de fantaisie de l'arme savante.

 

« Et si je vous propose d'office ? » me dit le colonel.

 

« Oh ! Alors c'est différent, je me laisserai faire. »

 

Il faut croire que ma proposition d'office est chaleureusement présentée car peu après je reçois ma désignation pour la rentrée d'octobre; à l'École de cavalerie. Cette nouvelle comble mes vœux je vais moi tourangeau, retrouver les bords de la Loire et pouvoir me livrer sans restriction à mon sport favori.

 

Me voici donc à Saumur logé dans un petit appartement sur cour avec écurie grenier à fourrage et chambre de l'ordonnance. Chaque jour je découvre les joies que procurent chevaux de manège, chevaux de carrière, chevaux de dressage, sauteurs au pilier, etc. sans compter les expéditions en rase-campagne avec un peloton de spahis, ou bien les parcours à Veyrie, au Breil, à Terrefort Tout cela est très excitant pour le jeune lieutenant que je suis. J'ajoute que je tiens ma partie dans le jazz band de l'École, le « Lions Jazz » ce qui m'éloigne singulièrement des pompes du génie.

 

Il serait hors de mon sujet de vous conter la vie à l'École de cavalerie en 1925-1926 mais sorti du stage avec mention « très bien » je reviens à mon 4e génie rompu à tous les exercices que peut offrir la pratique intensive de l'équitation.

 

C'est alors que l'état-major de la région de Lyon me fait connaître que vu ma connaissance non pas parfaite mais tout de même assez précise, du monde cavalier, je suis affecté au commandement des sapeurs attachés à la division de cavalerie dont le siège est à Lyon. En conséquence de quoi je me retrouve chevauchant une bicyclette à la tête d'une compagnie de sapeurs cyclistes ! Grandeur et décadence.

 

Heureusement je pratique la « petite reine » depuis ma tendre enfance. Me voilà parcourant les routes du Dauphiné, plutôt accidentées comme chacun sait, avec mes sapeurs à roulettes. J'acquiers là un gros entraînement.

 

Mais mon séjour à Saumur où je voisinais avec mes camarades cavaliers et artilleurs, m'avait ouvert des horizons extra-génie. Des petites manœuvres dans la nature avec les pelotons de spahis, les thèmes tactiques élémentaires traités sur le genou an coin d'un bois du côté de Vernantes ou du Coudray Macouart n'étaient pas sans charmes et j'y prenais grand intérêt. Aussi en octobre 1926 je déclare à mon épouse assez surprise : « Dans deux ans je me présente à l'École de guerre. »

 

Décembre 1928, épreuves écrites à Lyon. Février 1929 épreuves orales à l'École militaire alors que règne à Paris un froid sibérien.

 

Ah ! Je m'en souviens de cet oral ! Ses épreuves commençaient un lundi matin. Pour être en pleine forme le jour J, j'arrive trois jours avant, le vendredi matin et je m'installe à l'hôtel « La Bourdonnais » (disparu aujourd'hui) près de l'École militaire.

 

Le samedi matin une séance préparatoire est tenue à l'École de guerre pour donner aux candidats des instructions de détail sur le déroulement des épreuves et j'apprends avec stupeur qu'il faut se présenter aux commissions en grande tenue.

 

Je n'ai pas lu le BO et suis bien le seul de l'assemblée, de sorte que je suis venu avec une tenue de service flambante neuve, des bottes du bon faiseur, mais pas la tenue n° 1.

 

Que faire ?

 

Se présenter en tenue de service ? On se demandera qui est ce paysan du Danube et je serai sûrement collé.

 

Emprunter une grande tenue ou la louer ? Je serai minable.

 

Me faire expédier la mienne ? Elle risque fort de ne pas arriver à temps.

 

Seule solution à peu près sûre : repartir pour Grenoble chercher l'indispensable tenue. Samedi soir, train de nuit arrivée chez moi le dimanche matin au grand étonnement de mon épouse.

 

Redépart le soir, arrivée au petit matin à Paris le lundi et à 9 heures en piste pour la première épreuve - j'avais tiré le n° 1 pour passer devant la commission !

 

Et dire que j'étais parti trois jours avant pour être en pleine forme.

 

Ajouterai-je que le lundi soir la voie ferrée de Grenoble était bloquée par la neige et Air Inter n'existait pas en 1929.

 

Enfin tout est bien qui finit bien et me voici dans la place avec la 51e promotion de l'École supérieure de guerre, affecté au 3e groupe qui compte des têtes particulièrement sympathiques.

 

Pour en revenir au cyclisme après ces incidents de parcours, disons qu'à la fin de la première année d'école en juin 1930, se situe un voyage d'étude sur la frontière du Nord et du Nord-Est, entre le Pas de Calais et la Franche-Comté avec incursions en Belgique.

 

Pour effectuer ce voyage, les camarades optent, qui pour le train, qui pour la voiture, individuellement ou par petits groupes. Quant à moi fort de mon entraînement je choisis la bicyclette. A défaut de cheval n'est-ce pas le meilleur moyen de locomotion pour étudier le terrain ?

 

Je cherche dans la promotion un compagnon de route et j'en trouve un, le lieutenant M... chasseur à pied mais un peu corpulent ce qui m'inspire une certaine méfiance. Mais après tout c’est une excellente occasion pour lui de laisser quelques kilos sur les routes. Ma méfiance est justifiée car lorsque je lui présente le programme : 80 à 100 km par jour il estime plus sain de prendre le train.

 

Tant pis ! Je partirai seul.

 

Paris Dunkerque par le train, ensuite la bicyclette. Je file sur Nieuport, Furnes, Ostende, Bruges, repasse la frontière vers Mons et continue par monts et par vaux, retrouvant en certains points les camarades regroupés pour un exposé magistral d'un « pendu » d'histoire sur un champ de bataille ou pour une visite d'usine. J'ai pris la précaution d'expédier de place en place (billet militaire de 3e classe et bulletin de bagage) une cantine d'effets et linge de rechange et mon voyage se déroule sans incident majeur, même pas une crevaison. Et quel régal lorsque vers midi après une cinquantaine de kilomètres dans les jambes, je m'assieds devant une énorme omelette au lard dans une auberge de campagne !

 

Et quel bon sommeil le soir ! Sauf un jour à Thionville terme d'une étape ensoleillée où j'arrive passablement poussiéreux et très assoiffé. Je m'arrête dans un café pour rafraîchir mon gosier desséché et tombe sur un de mes anciens professeurs de l'École du Génie, le commandant DRECA qui dirige les travaux de fortification de la CORF dans le secteur. Il m'accueille à bras ouverts.

 

« Vous avez de la chance, vous arrivez au bon moment. Nous coulons cette nuit une dalle de béton armé sur une casemate de l'ouvrage « N ». C'est un chantier magnifique sous la lumière des projecteurs. Vous dînez avec moi et nous partons ensuite pour le chantier. »

 

Il est tellement fanatique de son chantier que je ne veux pas lui faire de peine en lui disant qu'une bonne nuit dans un lit me conviendrait beaucoup mieux que son spectacle « son et lumière. »

 

Conclusion : coucher à trois heures du matin et départ sur mon fidèle coursier à huit, mal réveillé.

 

Tout à une fin et j'arrive dans le Jura qui marquera le terminus de ma randonnée. Mon projet est de grimper à Maiche depuis Saint-Hippolyte soit douze kilomètres d'une rampe de 10 à 12%. Par une chance inouïe, j'avise au pied de la côte un fardier automobile chargé de billes de sapin se dirigeant vers Maiche. Coller derrière lui, agripper une chaîne qui pend et me voici remorqué sans fatigue jusqu'au but.

 

Le lendemain descente de quinze kilomètres jusqu'à Lacouvillers visite au saut du Doubs, un dernier effort jusqu'à Pontarlier. C'est terminé. Retour à Paris par le train avec bicyclette, cantine et carnet de route.

 

Au moment où la lutte contre la pollution est à l'ordre du jour Je ne saurais trop recommander aux disciples de la 85e promotion de l'École supérieure de guerre, s'ils ont à effectuer un voyage de frontières, d'utiliser la bicyclette, exercice sain, pratique et économique.

 

Mais je pense qu'à cet égard je resterai le cas unique dans les annales de l'ESG à moins que l'exemple d'un grand ancien...

 

Article publié dans le Bulletin trimestriel des amis de l’École supérieure de guerre.

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